Le dernier film de Maïwenn a incontestablement des allures de conte de fées. On y suit les déboires d’une Cendrillon 2.0 : d’abord naïve, bientôt comblée, et presqu’aussitôt tourmentée. Son prince charmant, Tony le repère immédiatement. Mieux : elle le re-trouve, au cours d’une scène qui constitue à la fois le premier vrai temps fort du film et l’étincelle embrasant la relation. C’est un vendredi soir comme un autre dans un club parisien plus classe que les autres. Dans une ambiance teintée de bleu, le dancefloor s’illumine façon Rubik's cube au rythme des basses de Son Lux. Tout paraît facile. « Easy ». Tou-tou, tou-tou. « Easy ».
Tony –car c’est ainsi qu’elle tient à ce qu’on l’appelle, revendiquant la filiation gangster plutôt que le côté pimprenelle- capte le regard de Georgio. Il lui sourit. Ils se cherchent, avec l’impétuosité de l’ombre qui oserait taquiner la lumière. Quand enfin elle vient lui parler, c’est pour s’offusquer qu’il n’ait pas reconnu l’étudiante/apprentie barmaid qui lui servait des bières, une dizaine d’années auparavant. Lui s’en fout. Ce qui l’intéresse, c’est le présent. Alea jacta est.
Pareille asymétrie fondatrice du rapport amoureux doit-elle mettre la puce à l’oreille, laissant présager de la catastrophe à venir ?
Possible, mais de la même manière qu’on sait qu’il y aura des morts en cascade à la lecture des premières lignes d’une tragédie racinienne, t’es censé te douter que la Bête Cassel va briser le cœur de Bercot la Belle.
S’ensuit un tourbillon de la vie très Jules et Jim, de ce flot spontané qui draine la joie avec une fluidité telle que ni Tony ni le spectateur n’ont le temps d’appuyer sur la touche « pause » de leur hypothalamus. Même la lenteur des institutions n’aura pas raison de l’élan vital dans lequel se trouve embarqué le couple. Pour preuve, cette scène de mariage qui a dû en irriter plus d’un, surréaliste dans sa transposition d'un Déjeuner sur l’Herbe post « on s’est dit oui » - avec en prime du saucisson pour tous. Mais qui a dit que 1) les bobos ne se mariaient plus ; 2) Manet était vegan ?
Le tour de force de Maïwenn réside dans sa capacité à contrebalancer, tout au long du film, les moments de bonheur paroxystiques qui se conjuguent au passé par un présent contemplatif, fait de réflexion et d’auto-analyse.
Bien sûr, alterner flashbacks mouvementés et présent léthargique n’a rien de révolutionnaire au cinéma. D’autant que la condition présente de Tony, symbolisée par un séjour en centre balnéaire de remise en forme, devient vite d’une pesanteur peu subtile. En effet, quoi de plus lourdingue que ce parallèle qui s’installe entre blessure physique persistante et trauma psychologique impossible à surmonter ? A part le mot « lourdingue » lui-même, je vois pas.
On l’aura compris, la séquence « aïe aïe aïe j’ai mal au genou, je comprends pas pourquoi docteur… Enfin si, tout au fond de moi je le sais, mais je peux pas raconter c’est trop perso » n’est pas ma préférée… En revanche, tout le brio de Maïwenn est d’avoir su amplifier progressivement la charge émotionnelle positive liée à ces séquences pénibles, et ce à mesure que l’histoire d’amour entre Tony et Georgio se complique – concrètement, à partir du moment où monsieur Casse(couil)l est tellement torturé par son désir d’être père qu’il repasse ses chemises à l’heure où d’autres dorment.
En clair et pour résumer, au début les flashbacks sont bien plus kiffants que le week-end thalasso en solo, jusqu’à ce que, sans le voir venir, on se prenne à apprécier les petits délires entre (nouveaux) potos amochés – un peu comme le fumeur occasionnel qui savoure secrètement sa première taffe en soirée. Si la complicité naissante entre cette équipe masculine de bras cassés et une Tony effacée peut paraître artificielle, voire ridicule de prime abord, on comprend vite en quoi de telles relations, parce que dénuées de tout enjeux identitaire (personne ne s’avise de demander à Tony qui elle est ni pourquoi elle se retrouve ici) mais fondées au contraire sur le simple plaisir de vivre (rire aux blagues douteuses de Norman par exemple, oui oui je parle toujours du film salué à Cannes là…) constituent ce qui va aider notre héroïne à tourner la page. Après le mot le plus lourd de la terre, award de la phrase qui ne se termine jamais.
Ce qui fonctionne donc du point de vue de l’équilibre scénaristique est aussi ce qui permet au spectateur de ne pas faire grimper le cours des actions Kleenex : car contrairement aux reproches lus dans la presse, non, le dernier film de Maïwenn ne déclenche pas chez celui qui le voit un torrent continu d’émotions insoutenables et répétitives.
A l’instar de l’affiche du film où s’incarne l’équilibre fragile d’un clair-obscur, bonheur et malheur forment ici une équation à somme nulle (ou presque), notamment sur le plan émotionnel. Il faut donc s'attendre à sortir lessivé-e de la projection, mais ni déprimé-e ni euphorique.
Et, puisqu’on a commencé avec du Disney, achevons sur le même ton : il s’en est fallu de trois carreaux cassés, deux tentatives de suicide (l’une en spectatrice impuissante, l’autre dans le rôle principal), de dizaines de baffes distribuées et d’un bon décimètre cube de larmes versées pour que Tony reine des neiges surmonte son accident de ski et se reconstruise, elle et son genou. Elle hait son je-nous.
Mais est-on certain que notre belle au roi dormant se soit bien
« libéréeeeeeee, délivréeeeeee » de l’emprise de son âme sœur ?
Pas si sûr au regard de l’ultime scène du film, belle et ambiguë, belle parce que délibérément ambiguë. Une dernière fois, Maïwenn filme au plus près les émotions d’Emmanuelle Bercot – qui déclarait dans une interview que lorsqu’elle tourne avec la réalisatrice, elle « vit bien plus qu’[elle] ne joue ». Dans ce regard qui s’attarde un peu trop sur le visage de son ex-mari, on sent que Tony interroge malgré elle la phrase lancée par Georgio au cours d’une dispute passée, et qui tambourine soudain si fort contre les parois de son cerveau troublé : “Nous deux c’est pas une parenthèse. C’est tout le reste qui est une parenthèse. »