Quelle femme devenir, dans le Damas au bord de la guerre civile, début 2011, lorsque l’on est une jeune fille éprise de liberté, comme Nahla, superbement incarnée par Manal Issa et son sourire de Joconde ? Une femme pareille à sa mère (Souraya Baghdadi), qui a certes donné naissance à trois filles mais avec laquelle la communication est presque impossible et qui rend encore son mari responsable de tous les maux, bien que celui-ci soit mort depuis des années ? Une femme pareille à sa sœur cadette (Mariah Tannoury), certes ravissante mais excessivement soumise et déjà trompée, avant même d’être totalement mariée ? Pareille à la benjamine de ses sœurs (Nathalie Issa), fille-garçon révoltée sur tous les fronts et semblant parfois rouler de sombres pensées, entre autres lorsqu’elle avoue son aspiration à une autre planète, où la vie serait plus conforme à ses désirs et où elle pourrait retrouver son père mort ? Une femme pareille à sa nouvelle voisine, Madame Jiji (Ula Tabari), certes libre mais hantant les marges de la société, puisqu’elle dirige la maison close qu’elle vient de faire aménager juste deux étages au-dessus de l’appartement occupé par Nehla et sa famille ? Une femme pareille aux pensionnaires de Madame Jiji, pour lesquelles le sexe n’a certes aucun secret, mais qui sont radicalement soumises aux désirs des hommes et aux ordres de leur patronne ?...


En attendant de trouver sa voie et le partenaire masculin qui la comblera, dans le type de lien qui lui conviendra, pressée par ses vingt-cinq ans qui la poussent dans la vie active et exigeraient de la voir s’engager amoureusement, Nehla travaille dans une boutique d’habillement féminin. Et elle rêve... Avec beaucoup de sensibilité, et avec la complicité de son chef opérateur Antoine Héberlé, la réalisatrice syrienne exilée en France Gaya Jiji filme son héroïne dans des espaces essentiellement clos - appartements, transports en commun... . Il faudra attendre les ultimes scènes pour contempler Nehla à l’air libre, les cheveux chahutés par le vent... Auparavant, son unique évasion lui aura été offerte par les longs rêves éveillés par lesquels elle aime à se bercer : pensée qui vagabonde, en caressant les tissus soyeux ou dentelés qu’elle a cousus ou qu’elle s’est achetés ; pensées plus tristes, lorsqu’il ne lui reste plus à faire glisser entre ses doigts que les chutes en lanières, consécutives à la réquisition maternelle de ses habits pour sa jeune sœur si mince, qui se mariera avant elle ; pensées plus osées, revenant régulièrement vers un même amant imaginaire (Metin Akdülger), auprès duquel elle s’imagine dans des scènes amoureuses, péri-érotiques, mais jamais plus ciblées, ignorante qu’elle est de ce à quoi elle aspire... Un autre homme, bien réel, est côtoyé : Samir (Saad Lostan), auquel sa mère voudrait bien la marier, puisqu’il leur ouvrirait l’accès aux États-Unis où il s’est exilé ; mais il ne perçoit que trop tard que les rebuffades qu’elle lui oppose tenaient sans doute plus de la mise à l’épreuve que d’une véritable indifférence...


Reste Madame Jiji et son univers bien clos, fascinant, qui élève l’âme et le corps de deux étages à chaque fois que Nehla, d’abord sous de faux prétextes puis de plus en plus naturellement et intimement, se risque à monter vers elle. Un univers plus dense, où les couleurs sont plus vives et profondes, et où les sens, des plus distants - l’ouïe et la vue - aux plus proches - le toucher, le goût, l’odorat -, trouvent davantage à s’alimenter. Un univers où Mademoiselle, glissée dans l’habitacle que lui offre Madame Jiji, peut s’abandonner à ses rêves ; tout comme le soldat fatigué, qui vient chercher là tout autant des récits que des caresses...


Le rythme, pourtant lové dans les harmonies méditatives de Peer Kleinschmidt, peut certes sembler, par moments, un peu lent, figé, comme si pesait sur le film la même chape de plomb que celle qui emprisonne toutes les femmes de cette société orientale. Mais cet aspect s’évanouit bien vite dans le souvenir qui subsiste du film. Et l’on sait gré à Gaya Jiji d’avoir illustré à sa manière, dès son premier long-métrage, cette pensée de Kamel Daoud, à laquelle on revient avec tant de nécessité : « La où la femme est libre, les peuples sont libres. Là où la femme est maudite, les peuples sont sauvages ». Une réflexion qui inscrit son film dans la lignée des documentaires remarquables d’Ayat Najafi, « No land’s song » (2016), de Merzak Allouache, « Enquête au Paradis » (2017), ou encore du long-métrage d’animation « Parvana , une enfance en Afghanistan » (2018), de Nora Twomey. L’Orient, avec le mauvais sort qu’il réserve souvent aux femmes, est-il en train de devenir le terrain de renouveau d’un féminisme bien pensé ?...

AnneSchneider
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le 14 juil. 2018

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Anne Schneider

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