Ayant au Nord le lac Michigan et délimité au Sud par la rivière Ohio, l'Indiana est un État qui fait partie du Midwest américain et aussi de ce qu'on appelle la "Corn Belt" (la ceinture de maïs). C'est un pays de plaines limoneuses, extrêmement fertiles. Monrovia est une petite ville principalement agricole située au sud-ouest d'Indianapolis (à une quarantaine de kilomètres de celle-ci). Elle compte un peu plus de 1400 habitants. La population du lieu est très homogène d'un point de vue racial, linguistique et religieux : ce ne sont quasiment que des blancs, de langue maternelle anglaise et, en grande majorité, judéo-chrétiens. Frederick Wiseman décrit, pendant les 2 heures 20 de son film, ce qu'est la vie quotidienne de ces gens-là (les habitants de cette petite commune rurale) qui sont, objectivement, des privilégiés. Dans son style et sa technique caractéristiques (élaborés au fil des décennies), il passe en revue leur cadre de vie, a priori assez idyllique, et leurs différents centres d'intérêt, sans les commenter le moins du monde, mais en émettant quand même au bout du compte une sorte de jugement en creux sur la vie de ces Américains (dont on connaît par ailleurs les opinions politiques, même si cet aspect des choses n'est pas du tout mentionné dans le film de Wiseman : ils ont voté à 76% Donald Trump aux dernières élections présidentielles) objectivement clairement privilégiés (si on les compare au reste de la population mondiale) et, au delà de ces habitants de Monrovia, un jugement implicite sur l'homme en général, une réflexion sur la condition humaine.
Tel que nous le montre Wiseman, le cadre général de vie de ces Hoosiers (c'est comme ça qu'on surnomme les habitants de l'Indiana) est, encore une fois, idyllique, quand on aime la nature... autant que possible domestiquée par l'homme : immense ciel bleu parcouru par quelques lents et floconneux nuages blancs, immenses champs verdoyants, parfaitement cultivés et entretenus par des machines agricoles hyper-sophistiquées qui demandent une intervention humaine minimale et, à la fin de l'été, forcément énormes récoltes de maïs (quand on y pense, une bénédiction du ciel, cette céréale !). Les élevages sont, eux aussi, à des dimensions rarement rencontrées en Europe : centaines de bovins à robe sombre et aux cornes coupées maintenus dans des étables spécialisées (à l'air libre), centaines de porcs parqués dans des porcheries ultra-modernes, qu'on met au monde, engraisse et puis qu'on charge sans le moindre état d'âme dans d'immenses camions à remorques à destination de l'abattoir (quel cycle de vie !). Toutes ces exploitations agricoles, ces "usines à fric" appartiennent probablement à de rares millionnaires (milliardaires ?) localisés ailleurs qu'à Monrovia, mais néanmoins cela apporte d'une façon ou d'une autre de la richesse à la ville et à ses 1400 habitants. Comment ceux-ci occupent-ils leurs jours ? Selon Wiseman, leur principal souci avoué est de manger. Ils vont dans les super ou hyper marchés remplir leur caddie. On remarque beaucoup d'obèses, passée la quarantaine. Les personnes vraiment très minces ont moins de quinze ans. Presque tous les adultes sont au minimum enrobés. Les seuls Hoosiers qu'on nous montre s'activer au travail sont les cuisiniers et les bouchers-charcutiers (et, pour être juste, un professeur de gymnastique lors d'une brève séance d'étirement physique, pendant laquelle on entrevoit enfin deux jeunes hommes à silhouette à peu près séduisante). Monrovia offre tout ce qu'il faut pour se caler l'estomac (à ce propos, les SDF n'existent apparemment pas à Monrovia, on n'en voit pas un seul). Il y a aussi, bien sûr, tout ce qu'il faut pour boire, surtout des sodas (Coca-cola, Sprite, etc.) et des bières en boites, pléthore d'alcools ("liquors"), de marques et de bouteilles de whisky ou de gin dans les rayons, le vin étant beaucoup moins visible.
Manger, boire, puis dormir : toute une séquence, limite comique, sur comment choisir un bon matelas (traité anti-acariens, "urine-proof", etc.).
Ensuite ? Deux grandes spécialités et "adorations" américaines, même dans cette petite ville rurale : les voitures et les armes. Avec aussi la vente aux enchères de voitures (et machines agricoles sophistiquées) d'occasion, enchères auxquelles assistent une bonne partie des villageois, y compris les enfants et personnes âgées qui s'endorment sur leurs chaises.
Dans la rue principale, outre l'armurerie, le ou les bars et supermarchés, il y a un tatoueur. On assiste ainsi à une séance de tatouage puis, chez un vétérinaire, au détartrage dentaire d'un chien et à l'écourtage détaillé de la queue d'un autre (seul épisode sanglant et choquant du film, comme si Wiseman y trouvait, inconsciemment, l'occasion de protester contre l'ancestrale pratique de la circoncision).
Tout ça pour l'aspect purement réel, concret ou matérialiste du quotidien des habitants de la ville.
Le documentaire nous fait également découvrir des réunions du conseil municipal de Monrovia traitant de sujets comme : Faut-il ou non favoriser l'implantation d'entreprises dans la commune ? Est-ce que ça ne risque pas de nuire aux résidents installés, au caractère résidentiel du lieu ? Faut-il ou non mettre des bâtons dans les roues d'un projet immobilier prévoyant la construction de 151 habitations supplémentaires dans un quartier de la ville déjà considéré comme assez chaud et agité ? N'est-il pas scandaleux d'avoir autorisé la construction de maisons n'ayant pas un accès immédiat à une bouche d'incendie, les pompiers ne disposant alors que de leur camion-citerne pour éteindre un départ de feu, alors que ces maisons sont très proches les unes des autres et qu'un départ de feu dans l'une non-éteint dans les dix minutes se propagera à celles qui l'entourent ?
Ceux qui, à la mairie, administrent la ville sont des personnes de 40-60 ans. On voit d'ailleurs assez peu de jeunes à Monrovia... sinon lors d'une morne séquence au lycée ("high school") : un exposé consacré au basket et au foot, que donne un pépère enrobé mais enthousiaste (ancien sportif probablement) à un public d'ados qui, eux, semblent se désintéresser de ce qu'il leur raconte. À part ça, rien. Pas le moindre skateur à l'horizon, ils sont tous partis à Los Angeles ou à Portland.
Les personnes "of age" (qui ont dépassé la cinquantaine, voire soixantaine) reçoivent des honneurs ou/et s'inquiètent de leur santé (problèmes de cancer et autres). Assez longue séance dans la loge maçonnique de la ville où un homme mi-ému mi-abasourdi est honoré et décoré pour cinquante ans de bons et loyaux services rendus aux "frères" de cette loge maçonnique. La scène paraît d'une autre époque, insolite, étrange, presque dérisoire.
L'oeil critique de Wiseman se manifeste aussi clairement dans la longue séquence du mariage entre deux trentenaires, l'un et l'autre de vrais extincteurs de concupiscence. On nous fait assister au mariage religieux dont certains aspects ridicules sont mis en évidence : à cette occasion est remise au jeune couple, comme symbole de leur mariage, une croix dont la structure extérieure représente le marié et la décoration intérieure la mariée, les trois vis de fixation de la décoration intérieure à la structure extérieure étant le Père, le Fils et le Saint-Esprit (!).
Transition donc, après toute l'énumération des nourritures terrestres et bienfaits de la civilisation dont profite cette communauté, vers l'aspect spirituel des choses : ces humains ont certes un corps, mais ils sont supposés avoir également une âme. Aux États-Unis et évidemment à Monrovia, on croit en Dieu. Personne ne remet en question son existence. Cette société d'abondance, c'est Dieu qui la permet, Dieu qui la donne aux habitants du lieu. Ainsi, toutes les séances du conseil municipal commencent par une sorte d'action de grâce au Seigneur (les administrateurs de la municipalité reconnaissent publiquement leur foi en Dieu avant de démarrer les débats). L'église chrétienne (probablement protestante) de la ville est un des piliers de Monrovia, l'un des deux temples où souffle l'esprit, l'autre étant la mairie. À ce propos, on ne voit pas un policier pendant tout le film, la police étant, elle, évoquée en une seule occasion.
Après le mariage, on nous montre une sorte de fête populaire (notamment deux guitaristes à la retraite et un violoniste d'un âge antédiluvien), une fête populaire manquant d'entrain et d'une triste banalité. Et puis... et puis vient le moment où il faut quitter cette terre d'abondance, car malgré les progrès de la science et de la médecine, les humains n'échappent pas à la règle commune : ils sont mortels. Et c'est là que Dieu reprend le premier rôle.
Le documentaire de Wiseman se clôt donc sur une séquence montrant les funérailles d'une femme parmi, manifestement, les plus respectées de la ville. Le prêtre ou pasteur délivre à la famille et aux amis rassemblés un long et, je dois dire, assez brillant discours, rappelant qu'il y a plusieurs maisons dans la maison du Père, que Jésus accueille dans son paradis tous ceux qui ont respecté ses préceptes et mené une vie chrétienne et qu'il ne faut pas s'inquiéter du sort de la disparue : elle a sûrement été bien reçue dans la maison céleste et y prépare une place pour ses proches, quand leur heure sera venue, etc.
Et puis on chante Amazing Grace. Et puis on contemple une dernière fois le somptueux cercueil couvert de fleurs. Un système de poulies le descend lentement dans la tombe ouverte. De la terre est jetée par dessus, puis recouverte de couronnes de fleurs. Un dernier plan sur l'assistance endeuillée, la famille qui pleure en silence, puis sur le grand ciel bleu aux vaporeux nuages blancs d'Indiana (impossible qu'un ciel aussi bleu, aussi beau ne soit le signe d'une présence divine !), et... c'est la fin du film. Film (ou documentaire, comme on veut) très impressionnant et intéressant de Frederick Wiseman qui, à 89 ans, s'y interroge sur la destinée humaine et semble très doucement nous murmurer que l'homme, même quand il dispose de tout en surabondance, n'est qu'une fragile bulle de savon sur les ailes du vent, et Dieu au plus une belle espérance, que nous étions poussière, que nous redeviendrons poussière et que ce côté-ci du Paradis (This Side of Paradise), même s'il nous paraît parfois un enfer, est tout ce que nous avons (de tangible, en tout cas) et pour un temps donné.

Un monde qui meurt, un muet désespoir, c'est, je crois, ce que nous décrit, nous exprime silencieusement Frederick Wiseman dans Monrovia, Indiana, un documentaire composé avec art, que j'ai apprécié sans réserve.

Fleming
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le 7 janv. 2024

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Fleming

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