Peu de films peuvent se targuer d'être aussi romanesques, au sens littéral du mot, c'est-à-dire, d'être autant littéraires. En cela, l'adaptation de Visconti de la nouvelle de Thomas Mann est absolument fabuleuse. La richesse de sa symbolique et de son esthétique est incroyable et il faut bien que je me limite à quelques aspects pour ne pas en écrire un roman.


Si Visconti à pris à Mann son sens du tragique il a pris à Proust son sens du perceptible. Le film reprend les procédés littéraires de l'auteur de La Recherche. On retrouve ainsi, dans ce vaste salon du Grand Hôtel de Venise ce regard acerbe et détaché que portait Proust sur les résidents du Grand Hôtel de Cabourg : conventions sociales engoncées dans de ridicules principes, discours et paroles convenues, avec un regard de zoologiste sur ce microcosme bourgeois. La scène, admirable, et silencieuse, le montre parfaitement. Visconti s'attarde sur chaque personnage, sur chaque posture et décrit une lenteur symptomatique d'une société qui s'ennuie de son propre ridicule.


Plus encore, le film fonctionne sur une opposition entre Venise et la vie du héros, Gustav Von Aschenbach, un compositeur (un écrivain dans le livre) de renom, d'une cinquantaine d'année qui vient à Venise pour y trouver une sorte de second souffle dans sa quête créatrice. Ce faisant, il ne se rend pas compte que sa solitude forcée, dans cette société si conventionnelle va le mener, lentement, vers la mort, une mort sublimée. Il mesure sa vieillesse lorsqu'il croise un jeune homme androgyne d'origine polonaise qui semble irradier les lieux de sa présence angélique, ambiguë, tout en trouvant en lui une sorte d'idéal de beauté qu'il a recherché toute sa vie. Tout cela on le comprend au travers d'un système de flash-back, qui entrecoupe le récit lorsque Gustav retrouve une sensation perdue : quelques notes de piano qui lui rappellent sa femme, un jeune homme en train de mourir, qui lui rappelle la mort de son propre fils, tout un univers proustien et de madeleines.


Cette présence du style de Proust dans l'oeuvre est selon moi une clé de lecture fondamentale du film et qui n'a rien du hasard puisque Visconti projetait d'adapter le roman culte de l'auteur français. Cela ne se fera jamais. Mais, son obsession pour l'auteur, dans ce film, est grande. Le symbole de la fleur, qui est un élément fort de l'oeuvre de Proust est également présent dans le film. Les scènes de fastes et de luxes du Grand Hôtel sont surchargées de fleurs, fleurs presque étouffantes, en pots, en bouquets, en fresques, en décors. Un symbole qui peut signifier la vie, le bonheur mais qui, ici, dans son exagération rappelle les tombes fleuries, le deuil, la décadence, les fleurs qui se fânent, la mort en marche. Et c'est précisément la mort, qui hante le film.


La mort est omniprésente. Lorsque Gustav Von Aschenbach arrive à Venise, nimbée d'un brouillard mystérieux, au petit matin, dans une aube rougeoyante, on lit sur son visage une terrible inquiétude. Dirk Bogarde, qui l'interprète, est à ce moment-là en total décalage avec le sublime décor qui s'offre à lui. Agacé, transpirant, il semble déjà malade. Son mal du pays, son mal de mer, l'amertume de ses échecs passés sont déjà là.


La mort se signale aussi par ce silence, entrecoupé seulement par quelques dialogues laconiques et complexes et par l'extraordinaire partition de Gustav Mahler, véritable symphonie pour la mort. Rarement deux oeuvres ne se seront mariées avec autant de génie. La symphonie n°5 de Malher s'accorde parfaitement avec l'esthétique nostalgique et décadente du film. Désormais, la musique de Malher a pris le sens de Mann et Visconti et Mann et Visconti ont pris le sens de Malher, une union paradoxale entre la mort et la beauté, et jamais on n'aura trouvé la mort aussi doucereuse et délicate. Le prénom du personnage (Gustav) et sa profession (compositeur) rendent la symphonie quasiment liée, composée par lui, une sorte d'oeuvre testamentaire ou un requiem. La mort devient omniprésente et de plus en plus pesante, par cette lenteur volontaire de la caméra, du rythme, par cette observation lancinante. Le mystère plane également sur Venise, véritable personnage du film, dans laquelle des hommes et des femmes meurent d'une étrange épidémie de choléra. Les autorités ne le disent pas. Les riches vacanciers de l'hôtel restent à l'écart, insouciants. Seul Gustav, de plus en plus mal, s'inquiète, enquête mais rien... la mort fauche, inexorablement.


Venise devient invivable. Gustav veut rentrer. Mais voilà, il est obsédé par son idéal de beauté, le jeune homme polonais, beauté absolue et symbole d'une jeunesse que lui-même a perdu. Alors qu'il part, un contretemps l'en empêche. Il revient à l'hôtel, un sourire aux lèvres. Il reverra le jeune polonais, le suivant dans de longues escapades au cœur de Venise, le traquant comme s'il poursuivait l'ombre de sa propre jeunesse ou comme s'il voulait toucher du doigt l'ultime création de Dieu. S'instaure une sorte de relation pédérastique, platonique, ambiguë mais plus admirative que véritablement sexuelle.


Le jeune homme n'est en réalité que le symbole d'une jeunesse perdue, qui se farde. Le film s'attarde aussi sur l'art, sur l'esthétisme, sur le génie. Gustav poursuit son génie dans la figure de ce jeune homme tout droit issu de l'esthétique antique grecque, glabre, élancé, aussi beau qu'un Dieu. Mais plus encore, c'est la figure de la force, de la jeunesse. Elle redonne espoir, comme une source d'inspiration à Gustav qui va alors se teindre les cheveux, se rajeunir, quelques instants. Mais voilà, le rêve est inaccessible, tout comme le génie que l'on cherche toute sa vie sans vraiment le trouver. Gustav s'arrête dans sa quête à plusieurs reprises, exsangue, transpirant. Un après-midi, il retrouve son égérie sur la plage. Sa teinture coule, son maquillage se farde, la chaleur l'accable. Il tremble et s'éteint, sur le sable de Venise, bercé par le sirocco vénitien. Sa quête c'est la mort.


Un film d'une richesse incroyable, d'une lenteur qu'on ne voit plus aujourd'hui, porté par un plaisir esthétique, par une quête de la beauté et de la jeunesse qui, d'années en années recule devant nous. Une réflexion sur la mort et sur l'art, un récit initiatique riche de nombreuses et profondes références. Une histoire latine, extravagante, magnifique et morbide à la fois, qui n'est pas sans rappeler La Grande Bellezza de Paulo Sorrentino qui semble marcher dans les pas du grand Visconti. Une beauté décadente, toute italienne. Sublime.

Tom_Ab
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le 19 mai 2015

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Tom_Ab

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