[Texte également lisible sur le blog Lucy met les voiles]

Ce n'est pas un secret, Darren Aronofsky carbure aux émotions fortes. On les partage ou pas selon ses choix de mise en scène, chose qui se vérifie avec fracas dans son dernier opus. Et si l'affiche de Mother! ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Black Swan - le visage de l'héroïne y étant fendu comme un morceau de porcelaine -, ce n'est certainement pas un hasard.


Le premier film du réalisateur, Pi, puis le choc Requiem for a dream en 2000 étaient déjà habités par le même projet que Mother! : observer au plus près la lente dégringolade psychique de leurs personnages. Le récit choral de Requiem... décuplait les procédés de mise en scène d'Aronofsky, provoquant une empathie bouleversante ou un rejet irréversible, c'est selon. C'est que le bonhomme n'y va pas avec le dos de la cuillère, y compris dans The Fountain, projet revenu de loin suite au désistement de Brad Pitt. Un récit à trois temporalités qui aurait dû comporter quelques batailles épiques, avant sa réduction budgétaire.


En conséquence, The Fountain était majoritairement centré sur le couple formé par Hugh Jackman et Rachel Weisz, en dépit d'un script qui mélange passé, présent et futur. Rien de tout ça dans Mother! mais, pour la première fois depuis 2006, Aronofsky revient donc à une illustration des sentiments amoureux et nous raconte, en surface, la vie d'un couple lors d'un moment-clé de son existence. A l'époque, il observait la lutte d'un médecin pour guérir la maladie de sa bien aimée. Aujourd'hui, il se place cette fois du côté féminin, et ce sans maladie pour point de départ, ni de dialogues au-sujet de l'Au-delà.


Malgré le sous-texte biblique, il n'y a à vrai dire aucune obédience mystique dans le dernier Aronofsky, les personnages ne priant jamais pour un quelconque salut. Ce que le réalisateur conserve de sa précédente love story, c'est un sens de la métaphore que l'on peut facilement trouver lourdaud mais qui a sa place dans le style visuel de l'artiste. Lors d'une scène de The Fountain, le Grand Inquisiteur recouvrait de son sang une carte de l'Espagne, en métaphore directe de la maladie qui gagnait peu à peu du terrain sur la santé de Rachel Weisz. Dans Mother!, la maison tout entière semble organiquement liée à l'état mental de Jennifer Lawrence, et influe sur son équilibre - d'où le détail scénaristique précisant qu'elle a tout retapé elle même, qui fait sens avec sa perte d'intimité.


Bien entendu, le dispositif est tout simple. Mais en tant qu'expérience ouvertement sensorielle, le long-métrage ne se repose pas sur ce schéma : il l'explore jusqu'à plus soif, soulignant à la moindre occasion, par un bruitage suraigu, un objet brisé ou la simple sonnerie de la porte d'entrée, la fêlure progressive suggérée par l'affiche. De la surenchère ? Affirmatif, mais une surenchère tout aussi calculée, sciemment envahissante, que les signes extérieurs de schizophrénie de la danseuse Nina - voir par exemple les décors du monde du ballet, dont le noir & blanc tranché renvoie à la psyché vacillante de Natalie Portman.


Alors que Black Swan nous plaçait dans la tête de son héroïne, on pouvait néanmoins garder une forme de distance du fait qu'elle évolue dans le monde du spectacle et accomplit des prouesses physiques assez inouïes. Loin de tout ça, Mother! - dont le premier jet fut rédigé en cinq jours -, s'intéresse à une housewife dévouée, que le réalisateur met très vite en situation difficile. Il faut voir avec quel sens du détail il capte les réactions de Jennifer Lawrence, quand il ne se permet pas de longs gros plans sur son regard bleu, image qui revient comme une métronome pendant ces deux heures. Un personnage ordinaire donc, forcé de composer avec une situation désagréable.


[SPOILERS]


En lisant le pitch de Mother! (en gros, un inconnu fait irruption dans la vie d'un couple), on peut imaginer mille cinéastes différents à la barre. Au sortir de la séance, on réalise à quel point Aronofsky-cinéaste était taillé pour le script rédigé par Aronofsky-scénariste. De là à dire que l'homme s'est fait un cadeau au point d'oublier son audience, il n'y a qu'un pas qu'on se gardera de franchir tant la mise en scène est pensée pour impliquer le public consentant. Parmi toute cette bizarrerie latente, dur d'oublier, entre autres, la forme et le son étrange qui émanent des sanitaires, en réminiscence directe du jeu vidéo P.T.


Référence consciente ou non, impossible de ne pas faire le lien entre cette scène et le fameux P.T., démo d'un Silent Hills qui ne verra finalement jamais le jour. Expérience terrifiante, on y incarnait (en vue subjective) un personnage qui erre en boucle dans le même couloir, divers détails terrifiants apparaissant à chaque nouveau passage. A défaut d'être vidéoludique, Mother! est intensément ludique, accumulant malaise palpable et comportements illogiques avec une énergie folle, le tout en se passant au maximum de musique. Si elle contient peu voire pas de plans fixes, l'oeuvre bénéficie du savoir-faire d'Aronofsky, ses choix de réalisation installant une insécurité qui va crescendo.


Sur le plan thématique, la muse selon Aronofsky est prisonnière d'un dieu unique, dont les écrits sont au final source d'une étrange religion monothéiste, loin des dieux par dizaines qui peuplent les mythes dont elle est issue. Sachant que les muses sont neuf au total, le réveil qui clôt le long-métrage montre l'arrivée d'une nouvelle fille de Zeus au chevet de ce monstre d'orgueil. Et considérant qu'Aronofsky reprend, pour la première fois en seize ans, des effets de mise en scène abandonnés depuis Requiem for a dream (le cadre tremblant et le décor flouté autour de Jennifer Lawrence, lorsque le personnage hurle de douleur), on se dit que Mother est d'un pessimisme suffisamment radical pour que les neuf subissent le même sort. Le metteur en scène étant en couple avec Jennifer Lawrence comme il l'était avec Wesiz à l'époque, pas surprenant que le résultat soit aussi funeste vis à vis de sa nouvelle inspiratrice.


Tout ceci est très subjectif mais il n'est pas interdit de penser que les deux films se rejoignent. Ici, Bardem inclut sa femme au coeur du récit qu'il rédige, lorsque dans The Fountain, c'est Jackman qui faisait symboliquement partie de celui imaginé par sa femme mourante. Encore une fois, on se retrouve avec un cycle de mort/résurrection ; Darren y a simplement ajouté un personnage tout-puissant en la personne de Bardem. Là où Aronofsky a une approche appréciable, c'est qu'aucun personnage ne prie un quelconque Dieu pour s'en sortir dans Mother!, et si des gens se mettent à genoux, c'est uniquement devant la figure de cet artiste dont on reste, nous public, privé de lire ses saintes écritures. C'est le seul moment où Darren nous met à distance de Jennifer Lawrence, où elle en sait plus que nous, lorsqu'elle a pu lire le roman de Bardem.


C'est en ça que la love story de Mother! se distingue définitivement de celle de The Fountain, tout en y faisant écho. En 2006, non seulement Aronofsky nous permettait de découvrir l'histoire du conquistador imaginée par Rachel Weisz, mais en plus, il la filmait. Et la sensation de chaos du troisième acte de nous coller rapidement un malaise, bien avant la nouvelle invasion : sitôt enceinte, on découvre Jennifer Lawrence bientôt à terme, sans qu'aucune ellipse ne soit signifiée. La toute première affiche de Mother!, dessinée, montrait J-Law tenir littéralement son coeur arraché entre les mains, un sourire béat sur le visage.


Du coup, on peut voir le mystérieux objet comme une pierre philosophale, apte à prolonger la vie au-delà de toute espérance. Lorsque Bardem, effondré, découvre que l'objet est détruit par les mêmes personnes qu'il a accueillies sous son toit par orgueil plus que par générosité, il devient vulnérable (l'insistance sur ses mains ensanglantées n'est pas forcément un hasard) et, se sachant condamné, profite au maximum de cette gloire qu'il sait éphémère.


Une fois la maison ressuscitée à l'arrivée de chaque nouvelle muse, probable que le mari ne se souviendra pas à quel point la pierre lui est indispensable. Il saura seulement qu'elle lui porte chance, et ne la protégera pas outre mesure dans un quelconque coffre fort. Au contraire, il l'expose. C'est uniquement en prêtant attention à sa femme davantage qu'à des inconnus, et donc en protégeant la pierre en les chassant de la maison, qu'elle serait mise en sécurité. Autrement, l'histoire se répète.


Avec le recul (et sans avoir vu Noé), voilà qui forme un triptyque sur l'obsession : les trois Hugh Jackman (médecin, conquistador, disciple new age au crâne rasé) couraient après la vie éternelle / Nina trouvera la mort sur scène en se laissant noyer par ses démons pour se transcender / Bardem se brûle les ailes en pleine gloire dans un cycle inéluctable. Excluons The Wrestler qui, lui, racontait un double come back, celui de Rourke et de son personnage ; il a beau être en fin de carrière, il ne mourra pas d'être allé au bout de ses capacités, ni ne perdra le fruit de ses efforts.


Aronofsky oblige, il y a un ou deux dialogues qui enfoncent des portes ouvertes : quand Pfeiffer nomme Lawrence "The Inspiration", c'est comme quand Cassel, face au miroir avec Portman, lui dit "The only person standing in your way is you". On nous donne le mode d'emploi d'un truc déjà limpide. Reste qu'une fois encore, la réalisation est suffisamment inventive et originale pour qu'on puisse adorer se perdre dans les délires du monsieur. Et l'un dans l'autre, Mother! tiraille ce qui aurait pu être un simple drame domestique entre références bibliques et mythologiques, pour mieux souligner la profonde solitude de son héroïne.


[FIN DES SPOILERS]


C'est ainsi que des idées a priori anecdotiques prennent un poids considérable au fil de la séance, comme le réveil de Jennifer Lawence en ouverture et ses errements dans la demeure vide, anormalement tranquille, qui va servir d'unique décor au récit. En plus de dessiner la géographie des lieux, cette scène introductive - déjà dépourvue de musique-, place dans une situation d'observateur privilégié, pendant que le calme domestique donne un sentiment de proximité palpable, bien aidé par l'objectif d'une caméra qui passe le plus clair de son temps à scruter la nuque et le visage de l'actrice.


Tout le long-métrage, encore plus que Black Swan, est affaire de perception. C'est en cela que l'objet peut être qualifié de radical en termes narratifs, le script contraignant quiconque tente l'aventure à accepter à 100% le point de vue de l'héroïne pour jouir de ses effets de mise en scène. Traduction : ne pas accrocher à Mother! revient, on l'imagine, à être très vite non pas ennuyé mais carrément agacé par la voie qu'il a choisi d'explorer. "Vous êtes venus voir un personnage qui perd pied ? Je vais vous en donner pour votre argent", a dû se dire un Aronofsky totalement à fond dans son bad trip.


N'ayant aucun intérêt pour le sujet de Noé, j'avais donc zappé sa sortie à l'époque, mais le dernier Darren s'inscrit en tous cas dans la lignée de ses autres travaux. Et Mother! de nous raconter, en substance, la même histoire que Black Swan : la quête d'une reconnaissance impossible à atteindre sans se consumer soi-même et ceux qui nous soutiennent. Aronofsky adopte cette fois le point de vue d'une muse et non plus de l'artiste, encore que celle ci soit un artisan confirmé - le personnage de Jennifer Lawrence a en effet retapé elle-même toute la maison, détail qui fait pleinement sens avec sa perte d'intimité.


«Elles n'ont toutes qu'une seule pensée, leurs coeurs n'aspirent qu'au chant et leur esprit est dégagé de tout souci. Heureux celui qui est aimé des Muses», écrivait Homère. Tordu, Aronofsky insuffle à sa propre muse une crainte, une angoisse qui vont de pair avec l'enfer du couple et souligne constamment ses fêlures nerveuses, épaulé par une J-Law investie comme rarement et dont il traque les réactions épidermiques. Partager son trouble durant ces deux heures de mouvement constant est un véritable cadeau pour qui est réceptif à son approche excessive, volontairement grotesque, de la narration cinématographique.


Oeuvre instable, Mother! est sans doute le film le plus fou de son auteur, dédale domestique à ranger entre le génial The Servant de Joseph Losey (pour son inconfort obsédant) et le récent Antiporno de Sono Sion (portrait d'une actrice orgueilleuse dont le metteur en scène faisait sauter les barrières mentales à force de peupler son espace vital). Vu les libertés temporelles que s'autorise son montage lors du troisième acte, c'est dire si le dernier Aronofsky n'a joyeusement rien à cirer de plaire à tout le monde. Le résultat est grandiose ou ridicule selon l'humeur, et l'ensemble de former un vrai morceau de cinéma qui croit pleinement en ses partis pris.


Où, au juste, est située cette somptueuse demeure ? Pourquoi les personnages secondaires, montrés ou évoqués, n'ont semble-t-il de liens qu'avec Javier Bardem ? Qui sont les amis, la famille de celui incarné par Jennifer ? Des questions, cette histoire en soulève sans les poser ouvertement, et omet soigneusement d'y répondre, formant un amas de zones d'ombres qui s'insinuent peu à peu dans le crâne d'un personnage central qui ne demande qu'à exploser. Tenant son pari jusqu'au bout, Aronofsky tourne le dos au rationnel sans prendre pour autant de distance confortable avec son héroïne asphyxiée.


Le hors-champ, dans Mother!, est une constante source de menace, comme si la peinture ricanante aperçue dans un coin du cadre au milieu de Black Swan hantait désormais un film entier. C'est dire si l'expérience mérite d'être vécue en salle, histoire de se laisser submerger par ce formidable tour de manège chaotique. Reste à savoir si son effet de sidération survivra aux visions suivantes.

Fritz_the_Cat
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Découverts en 2017, dans mon panier ou au ciné... et Les meilleurs films de 2017

Créée

le 13 sept. 2017

Critique lue 2.7K fois

49 j'aime

12 commentaires

Fritz_the_Cat

Écrit par

Critique lue 2.7K fois

49
12

D'autres avis sur Mother!

Mother!
Sergent_Pepper
2

Les arcanes du film d’horreur

Sur la table en acajou, l’écriteau « Attention verni frais ». Dans la corbeille, des cookies et du lait en brique, des pinceaux, de la Biafine, des cigares, un briquet, la Bible, un string vert et un...

le 8 déc. 2017

161 j'aime

27

Mother!
blacktide
7

Le monde, la chair et le diable

Il est parfois difficile de connaître son propre ressenti sur une œuvre. Non que l’avis soit une notion subjective qui ne s’impose véritablement à nous même que par le biais des émotions, mais que ce...

le 21 sept. 2017

138 j'aime

14

Mother!
Frenhofer
5

Les Ruines circulaires d'un Jardin aux sentiers qui bifurquent

Cinq baccarat Quand je mets cette note, ça na vaut pas 5: ça vaut à la fois 0 et 10. C'est la note parfaite pour ce film. Entendons-nous. Mother !, dernier né de Darren Aronovsky, est une oeuvre...

le 23 sept. 2017

133 j'aime

18

Du même critique

Eternal Sunshine of the Spotless Mind
Fritz_the_Cat
9

La Prochaine fois je viserai le coeur

Ca tient à si peu de choses, en fait. Un drap qui se soulève, le bruit de pieds nus qui claquent sur le sol, une mèche de cheveux égarée sur une serviette, un haut de pyjama qui traîne, un texto...

le 4 sept. 2022

222 j'aime

34

Lucy
Fritz_the_Cat
3

Le cinéma de Durendal, Besson, la vie

Critique tapée à chaud, j'ai pas forcément l'habitude, pardonnez le bazar. Mais à film vite fait, réponse expédiée. Personne n'est dupe, le marketing peut faire et défaire un film. Vaste fumisterie,...

le 9 août 2014

220 j'aime

97

Le Loup de Wall Street
Fritz_the_Cat
9

Freaks

Rendre attachants les êtres détestables, faire de gangsters ultra-violents des figures tragiques qui questionnent l'humain, cela a toujours été le credo de Martin Scorsese. Loin des rues de New-York,...

le 25 déc. 2013

217 j'aime

14