Mr. Nobody : Chronique d'un film invisible

Le mercredi 13 janvier 2010 est sorti sur les écrans un film ; un film qui aura mis 13 ans à voir le jour. Et pourtant. Trois semaines plus tard, ce film a disparu des salles, alors que Le Petit Nicolas (sorti le 30/09/09), 2012 (11/11/09), Alvin et les Chipmunks 2 (23/10/09) ou encore Twilight 2 (18/11/09) se disputent encore l'affiche au Kinépolis.


Ce film, c'est Mr. Nobody, le dernier film de Jaco Van Dormael, réalisateur de Toto le Héros et du H***uitième Jour***. Pourtant fort d'un budget de plus de 33 millions d'euros, épaulé par un casting international et assez prestigieux : Jared Leto (Lord Of War, Alexandre, Requiem For A Dream, American Psycho, etc.), Diane Kruger (Inglourious Basterds, Benjamin Gates, Goodbye Bafana, Joyeux Noël, Troie, etc.), Linh-Dan Pham (Pigalle la Nuit, Pars Vite et Reviens Tard, De Battre Mon Cœur s'est Arrêté, etc.), Rhys Ifan (Good Morning England, Elizabeth : l'Âge d'Or, Vanity Fair, Human Nature, etc.), etc., Mr. Nobody n'a pas franchement rencontré le succès en salle, ni le succès critique.


Pourtant bien parti lors de sa première semaine en salle, avec la 9e place au Box Office, il chute dès la deuxième semaine (13e place), pour disparaître du tableau dès la troisième semaine, la faute à une critique trop frileuse : Le Nouvel Observateur y voit « (...) une fiction en ramifications stériles, plombée par un scénario dont la construction en labyrinthe masque mal la pauvreté d'inspiration » là où « Le tarabiscotage de l'intrigue, le montage de bourrichon formaliste [qui] débouche en fait sur un semis de clichés sur une nappe à carreaux » irrite Libération, alors que Le Journal du Dimanche s'attriste que « Le chaleureux auteur de Toto le héros et du Huitième Jour se perd[e] malheureusement dans un thème de science-fiction trop grand pour lui ». De son côté, le Schtroumpf Grincheux des Inrocks s'en donne à cœur joie : « Mais à courir douze lapins à la fois, Mr. Nobody en ressort froid et repoussant d'intelligibilité, visuellement très laid, cacophonie ultrabricolée ». On notera que le reproche général fait à Van Dormael, c'est celui d'avoir fait une œuvre trop aboutie, trop sérieuse, trop multiple dans ses lectures et dans ses thèmes. On comprend mieux alors pourquoi Mr. Nobody s'est lamentablement fait taclé par le Petit Nicolas à l'entrée du cinéma ...


Pourtant, certains ont vu juste : Première vante un « voyage [qu']on ferait mille fois les yeux fermés pour le vivre dans les moindres détails », où « Le spectateur ne peut que s'extasier devant cette vertigineuse odyssée humaine sublimée par une très belle photographie de Christophe Beaucarne », selon L'Ecran Fantastique, tandis que Chronic'Art tempère et note qu' « il est toujours possible de lui reprocher sa tendance « shaker » : quelques miettes philosophiques (le libre choix de Descartes préféré au nécessitarisme de Spinoza), une bonne cuillerée d'effet papillon (pompage des théories du météorologue Edward Lorenz), et surtout un zeste de Michel Gondry qui avec son Eternal Sunshine Of The Spotless Mind avait déjà posé les bases d'un cinéma ayant le pouvoir de rendre la vie réversible. Et quand le spectateur-Minotaure s'épuise dans les dédales du film, montre du découragement devant ce labyrinthe narratif, Jaco Van Dormael sait le rattraper, le relancer. Mais au fond, qui a vraiment envie de trouver la sortie ? »


Car oui, le film peut paraître complexe, avec sa multiplicité d'histoires. Car le thème de base de toutes ces histoires, c'est le choix :


"As long as you don't choose, everything remains possible". Et "everything", « tout », n'est pas « les deux ». En ne choisissant rien, on choisi tout. Mr. Nobody devient Mr. Everybody, car le film ne se veut pas un simple film sur l'Effet Papillon (même s'il y fait référence plusieurs fois), pour lequel une action A donne un résultat X, et une action B donnerait un résultat Y, ni sur des « et si ? ». Non, ici, le choix A ouvre sur d'autres choix a, b, c, et le choix B sur d'autres choix d, e, f. La logique binaire est brisée et l'on fait face à l'Infinité des Possibilités de vies. Deux parents, trois femmes, mais au final, peut-être plus de 10 vies défilent devant nos yeux, certaines brèves, certaines longues d'à peine une scène, d'autres qui nous tiennent en haleine tout au long des 2h20 de film.


Et le dur choix auquel Nemo doit faire face, bien plus lourd de conséquences qu'un simple éclair au chocolat ou un roulé, c'est celui-ci : sur le quai de la gare, Nemo doit choisir entre rester avec son père, ou s'en aller avec sa mère, fraichement séparés.


De ce seul choix découle tout le reste du film, et un patchwork de vies possibles. Et un patchwork n'est pas un éventail. Les vies ne sont pas exposées côte à côte, le film n'est pas linéaire. Les vies se mêlent, s'entrecroisent, fonctionnent par reflet ou par contradictions. Si, pour Stendhal, « un roman est un miroir que l'on promène le long d'une grande route », Mr. Nobody est un diamant, qui nous présente plusieurs reflets, plusieurs facettes, de cette grande route, avec, toujours, omniprésent, le personnage central de Nemo Nobody. A noter que NEMO est une anagramme du mot grec EMON, (τὁ ἐμόν) signifiant « mon sort » : au fil du film, Nemo s'avérera être maître de son sort, créateur de ses sorts. Car, sans révéler la clé finale de la pellicule, une bonne partie de Mr. Nobody est avant tout fantasmée, plutôt qu'être vécue. Alors, là où la critique y voit du cliché, j'y vois avant tout de la parodie de vie idéale comme sait très bien la produire l'esprit humain.


Jaco Van Dormael ne s'est pas limité dans l'écriture, s'en est donné à cœur joie et a perfectionné son scénario durant 7 ans, l'a doté de délicieux petits détails. Car Mr. Nobody est un film jusqu'au-boutiste. La flèche temporelle s'étale de la préhistoire (lors d'une courte scène de comparaison) à 2092, où Nemo Nobody, âgé de 118 ans et dernier des mortels dans un monde désormais immortel, relate son passé, ses passés, à un psychologue. On nous gratifie aussi de quelques scènes de Science Fiction, aux effets spéciaux étonnement bien fait, lors de la mise en image de l'histoire écrite par un des Nemo adolescents ; de dissertations internes du personnage ; de courts documentaires sur le temps, la dispersion, le sentiment amoureux, avec Nemo en présentateur-narrateur ; du dialogue intérieur d'un comateux (chose rare en cinéma) ; et même, raffinement ultime, d'une mythologie personnelle : la Vie avant la Vie et les Anges de l'Oubli, ou encore la Fin du Temps. C'est une sorte de conte philosophique, et aussi une ode à l'Imaginaire et aux pouvoirs de l'esprit.


Il n'y a pas à discuter, Mr. Nobody est un film soigné, minutieux, léché. En sont aussi la preuve les mouvements de caméra, les plans, et surtout l'usage des effets spéciaux. La technologie n'est pas au service du spectacle, mais de la technique ; elle permet de produire des plans séquences, certes artificiels, mais fichtrement étonnants, à l'image de cette scène où la caméra suit, de dos et légèrement à droite, Nemo, qui va se positionner devant la glace. Position classique de la caméra pour le moment, afin d'éviter, bien sûr, que celle-ci se reflète dans le miroir. Mais la caméra se meut à nouveau, et vient se positionner devant Nemo, lui tournant le dos, et filmant ainsi son reflet, sans pour autant que la caméra apparaisse à l'image. Alors qu'elle fait dos au personnage, on a pourtant son visage au premier plan, puisqu'elle filme le reflet. Puis Nemo se tourne et quitte la salle de bain, et la caméra, sans coupure, s'avance et le suit, comme si, cette fois-ci, elle n'était non plus en face de la glace à filmer le reflet, mais bien en face de Nemo lui-même.


Et le tout, comme pour parfaire une œuvre déjà complète, est allégrement saupoudré de chansons astucieusement choisies et placées : Where Is My Mind des Pixies, Mister Sandman des Chordettes, Everyday de Buddy Holly, Day Dream de Wallace Collection, et d'autres, y côtoient l'opéra ainsi que les compositions lyriques et un poil mystérieuses du regretté Pierre Van Dormael, frère du réalisateur.


Mr. Nobody est un film tiroir : on y trouve de tout. De tous les genres, de tous les tons (on s'émeut, on rigole, on empathie, on désapprouve, on apprend ...), de toutes les époques ... C'est un film complet. Oui, il peut être compliqué en apparence, oui, il peut être peu accessible pour un certain public lambda, mais on ne peut pas ne pas reconnaître le talent de la réflexion, de l'écriture, de la maîtrise, de la caméra ... Mr. Nobody est en tout point louable.


Malheureusement, son destin semble tout tracé pour être le même que le merveilleux The Fountain, troisième film du prodige Darren Aronofsky (Pi, Requiem For A Dream, The Wrestler, Black Swan) : film inconnu d'une grande majorité, navet prétentieux pour certains, et chef d'œuvre culte pour une minorité d'admirateurs. Choisissez votre camp.

Tumenihr
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le 18 juil. 2011

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Tumenihr

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