C'est en 2011 que les fans de la BD Mutafukaz apprennent que son auteur Run a lancé la production d'une adaptation en film animé, il aura donc fallu 7 ans d'attente avant de le voir hors festival. Je ne sais pas comment l'a vécu le fandom, mais pour moi cela avait une allure de rêve éveillé de voir ce projet se concrétiser. J'avais en souvenir le projet de série animée sur la BD du même Label 619 Freaks' Squeele qui a l'air bien mort (en attendant une éventuelle résurrection ?), forcément cela n'incitait pas à se faire d'espoirs précipités. Mutafukaz était déjà une BD trop bizarre pour de nombreux éditeurs frileux qui estimaient qu'il y avait des choses que Run ne pouvait pas se permettre de faire, comme changer la qualité du papier et le style graphique en plein milieu d'un tome par exemple. Pas facile de présenter sérieusement un univers affichant un mec avec une boule noire en guise de tête, son pote le squelette au crâne enflammé, des catcheurs mexicains et des extra-terrestres.


Et finalement le film a vu le jour. Il fut confié aux animateurs japonais du Studio 4°C, l'un des studios les plus audacieux et éloignés du mainstream nippon. Soit une promesse de grosse claque artistique pour l'adaptation d'une BD qui avait déjà bâti sa renommée sur un style visuel et une mise en page qui déchirent. Néanmoins adapter 5 tomes en un film de 1h30, alors que Run avait l'intention de suivre sa trame aussi fidèlement que possible, ce n'est pas sans risque. On savait qu'il ne pourrait pas tout mettre, on savait aussi que la BD serait vraisemblablement mieux développée. En tant que fan de la BD et donc connaisseur de l'histoire et du chara-design je n'attendais pas de valeur ajoutée du film sur le scénario (le même en moins fourni) et venais le voir surtout pour le travail sur l'animation et le plaisir d'assister à l'adaptation d'une œuvre que j'apprécie beaucoup. C'est à la fois la situation qui permet le plus facilement de pardonner au film ses défauts, et celle qui rend le visionnage le plus frustrant par rapport à un profane qui découvre l'histoire de Lino et Vinz, ados paumés qui se retrouvent poursuivis par des forces spéciales sur fond de théorie du complot rétro avec un peu de They Live.


Je suis venu pour avoir du gros cinéma d'animation, je l'ai eu. Avec un style visuel totalement fidèle à la BD à tous les niveaux je ne redécouvre pas vraiment les personnages ni les décors, mais ils ont tous une patte et un soucis du détail qui forcent le respect. Dark Meat City est un clone de Los Angeles qui transpire la crasse et la classe sociale défavorisée par tous ses pores. Il n'y a pas le moindre plan dans la ville qui ne regorge pas de millions d'éléments, d'un sol jonché de détritus, d'un canapé éventré, d'un palmier laissé sans entretien, d'un SDF avachi par terre avec le regard mort. Les personnages de Run n'ont pas la moindre foi en l'avenir et vivent dans l'insalubrité la plus glauque, contraints à faire profil bas devant leurs voisins armés. Cette restitution poisseuse fait plaisir.


En terme de mise en scène j'ai été décontenancé mais pas forcément en mal. J'ai eu quelques morceaux de bravoure d'animation comme le Studio 4°C nous y a habitué. On pourrait regretter que les ruptures de style brutales que contenait la BD (passage en noir & blanc, changement de papier, passage en aquarelle...) soient ici moins présentes alors que c'est presque la spécialité du studio, il faut pour ça attendre les séquences hallucinatoires bien cool. La reprise des messages kitsch de vieille série télé d'épouvante comme "Mais qui sont ces hommes en noir ?" trouve moins sa place en film qu'en BD, mais à la limite ça passe et ça colle avec les références rétro. Mais il y a des choix plus inhabituels sur les scènes d'action.


Prenons exemple sur la scène de l'assaut de l'appartement. L'intégralité de ce qui s'y déroule vient du court-métrage Mutafukaz : Operation Blackhead qu'avait sorti Run en 2002, bien avant la sortie du premier tome. Dans le court Lino se la pète pas mal, il dégomme ses adversaire avec nonchalance sur fond de métal et de "Take that motherfucker". On sent l’œuvre de jeunesse qui est là pour épater la galerie, mais à l'époque et pour une réalisation amateure en images de synthèse ça avait de la gueule. Dans le tome 1 de la BD la scène est reprise quasi à l'identique, mais les personnages ont changé : ce ne sont plus des branleurs qui se prennent pour les rois du monde parce qu'ils ont choppé un gun, ce sont des laissés pour compte qui luttent pour survivre face à des soldats suréquipés. La mise en page devient plus nerveuse avec un découpage des cases très dynamique (exemple ici). Le film présente exactement les mêmes événements que la BD pour ce passage mais il prend le contrepied de sa mise en scène, ainsi que celle des films d'action contemporains : au lieu de miser sur la rapidité, il fait dans la lenteur. Toutes les actions prennent le temps d'être décomposées, quitte à ce que l'on se demande comment les méchants peuvent se montrer si peu réactifs. Le montage fait durer les plans tandis que les assauts se font méthodiquement, comme ce que l'on avait dans les anciens films d'action (matez la série animée Batman de 92 pour vous en rendre compte). Le moindre coup de feu produit alors un feedback impressionnant, ravageant un décor qui a déjà l'air d'avoir connu trois guerres mondiales tandis que l'on entend la totalité des douilles s'abattre sur le sol. Ce parti-pris de prendre son temps dans l'action m'a donné une sensation de manque de pêche qui ne m'a pas quitté de tout le film, mais pourtant il trouve son intérêt dans la nouvelle orientation de cet assaut. On s'en rend mieux compte en écoutant la musique utilisée : on a abandonné le métal rageux du court-métrage et on est passé à du synthé anxiogène. Le rythme de la musique est posé et en phase avec le rythme de la séquence, laquelle oublie la frénésie de la BD au profit d'une sensation d'oppression à la manière du Assault on Precinct 13 de John Carpenter. Il en sera de même pour la poursuite automobile qui est bercée par le morceau Road Rage, soit une mélodie qui trahit son nom en se montrant planante au possible tout en se payant l'audace d'intégrer avec succès le jingle d'un camion de glace. L'occasion pour moi de vanter l'OST éclectique de The Toxic Avengers et Guillaume Houzé, qui représente à elle seule la note d'intention du film et de la BD : un excellent pastiche de pleins d'éléments différents du vieux cinéma de genre qui ne se perd pas dans l'hommage paresseux et sait apporter sa modernité qui claque.


Si vous avez lu Mutafukaz vous ne serez pas dépaysé, les autres auront de quoi être surpris par cette marmite à pop culture. Run ne s'embarrasse pas de justifier que son trio au design cartoon se mélange à des humains, il met tout ce qu'il aime dans sa BD et son film et fonce dans le tas tout en gardant une certaine cohérence. Ça décoiffe, ça mélange plein de choses, c'est toujours fait avec sérieux et ça surprend sans virer au pot-pourri aléatoire. Mais il faut quand même parler de la question qui fâche : comment bien gérer l'intégration des 5 tomes en 1h30 ? Eh bien il a fallu y aller à la machette. Run annonçait que ce n'est pas parce que ses tomes se terminaient par un climax que ces derniers devaient tous être intégrés dans un même long-métrage. C'est du bon sens, aussi bien pour une question de rythme que parce que certains d'entre-eux n'étaient pas indispensables au récit. On éjecte ainsi la mésaventure avec les triades pour gagner du temps, c'est logique. Mais j'ai quand même fait les gros yeux en comprenant que tout allait se finir aux environs de la fin du tome 3, avec des bouts des tomes 4&5 pour amener la conclusion. Ça c'est de la précipitation ! Cela se termine à toute vitesse et on a l'impression que se fut trop facile.


La BD adoptait plusieurs points de vue : celui de Lino et Vinz, celui des catcheurs mexicains qui ont une quête à remplir, celui de divers personnages politiques qui vivent une situation de crise, et celui de gangsters anonymes de Dark Meat City dont l'opposition avec les forces spéciales prend une place importante dans la BD, plus divers personnages secondaires comme l'agent Crocodile. Le film se concentre sur ses deux héros, c'est à la fois une bonne idée pour économiser du temps et sa grosse limite. Comme les personnages ne comprennent pas ce qu'il se passe autour d'eux pendant leur cavale cela justifie qu'on nous présente si peu des événements pourtant primordiaux, mais cela n'en demeure pas moins frustrant quand on connaît la richesse du matériau. La description de ces gangs qui s'entredéchirent passe quasi à la trappe, on devra se contenter de l'énonciation d'une émeute qui paraît sortir de nulle part et n'est pas traitée. Les catcheurs sont complètement sous-utilisés, une pensée pour El Diablo qui ne sert plus à rien. C'est douloureux pour un fan mais soit, je savais déjà que je devrais faire le deuil de pas mal de choses, sauf que ça l'est aussi pour un néophyte qui se dira "Quoi, ça s'arrête maintenant et aussi facilement que ça ?". Sans compter que la fin contient des moments gênants à base d'amour et d'amitié. Tout est rushé et ça fait super mal.


Pour les fans, le film Mutafukaz ne saura se substituer à la BD mais il leur offrira une mise en scène alternative qui vaut le coup d’œil. Pour les profanes, c'est une plongée dans les rues délabrées de Dark Meat City et un cocktail de plein d'influences de genres qui se mélangent harmonieusement pour une description sans concession d'une classe sociale américaine livrée à elle-même. Malgré sa fin expédiée c'est une œuvre impressionnante qui mérite l'attention.

thetchaff
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 1 août 2019

Critique lue 381 fois

thetchaff

Écrit par

Critique lue 381 fois

D'autres avis sur Mutafukaz

Mutafukaz
Sergent_Pepper
7

Comment c’est bien

Le cinéma français n’a pas beaucoup besoin d’être défendu, il se porte plutôt bien ; on n’en dira pas tant de l’animation, qui émerge depuis quelques années avec de jolis projets et commence à se...

le 26 juin 2018

62 j'aime

9

Mutafukaz
Sullyv4ռ
7

Invasion Dark Meat Vice City

J'ai quelquefois comme des bonnes idées... Le visionnage du troisième volet de la saga Fast & Furious ayant été aussi agréable qu'une coloscopie sans anesthésie, je me précipite sur les horaires...

le 25 mai 2018

23 j'aime

4

Mutafukaz
Velvetman
7

Casseurs Flowters

Le Festival de Cannes 2018 vient de fermer ses portes et les sorties cinéma en salles hexagonales reprennent leurs cours. Mutafukaz, film d’animation franco-japonais, réalisé par Shōjirō Nishimi et «...

le 26 mai 2018

21 j'aime

1

Du même critique

Seven Sisters
thetchaff
5

On aurait dû faire un calendrier à 5 jours

Des mini-divulgâcheurs se sont glissés dans cette critique en se faisant passer pour des lignes normales. Mais ils sont petits, les plus tolérants pourront les supporter. Seven Sisters est l'exemple...

le 2 sept. 2017

94 j'aime

9

Matrix Resurrections
thetchaff
6

Méta rixe

Cette critique s'adresse à ceux qui ont vu le film, elle est tellement remplie de spoilers que même Neo ne pourrait pas les esquiver.On nous prévenait : le prochain Matrix ne devrait pas être pris...

le 27 déc. 2021

70 j'aime

3

Zack Snyder's Justice League
thetchaff
6

The Darkseid of the Moon

Vous qui avez suivi peut-être malgré vous le feuilleton du Snyder Cut, vous n'avez sans doute pas besoin que l'on vous rappelle le contexte mais impossible de ne pas en toucher deux mots. Une telle...

le 19 mars 2021

61 j'aime

4