Mystères de Lisbonne, basé sur le roman de l'écrivain portugais romantique Camilo Castelo Branco, est un film empli de secrets, de coïncidences incroyables, de personnages mystérieux, de revanches et d'histoires de familles. C'est un film on ne peut plus moderne dont l'histoire au contenu byzantin, pleine de retournements de situations et de révélations dramatiques, a des caractéristiques distinctives du 19e siècle. C'est l'histoire d'un orphelin au père inconnu, João, et de sa recherche de la vérité sur ses origines, et des nombreuses personnes dont les histoires doivent être racontées dans l'ordre pour comprendre son passé et sa vie actuelle. Notre protagoniste (osera-t-on le qualifier de principal, lui qui sert plus de mcguffin dans une oeuvre aussi totale ?) n'a donc aucun nom de famille, et vit dans une école catholique, sous la garde du bon Padre Dinis - joué par l'admirable Adriano Luz qui vole l'écran à chacune de ses apparitions. Les autres enfants le maltraitent dû à sa condition de bâtard, au point qu'un jour il se retrouve sévèrement battu au cours d'une rixe ; durant son repos enfiévré il est visité par une femme qui l'appelle "mon fils". Et ainsi débute le voyage vers le passé, non pas seulement le sien, mais celui des différents personnages qu'il rencontrera au cours de son périple.

Le film est un magnifique enchevêtrement d'histoires dans des histoires dans des histoires. Pour comprendre l'histoire de João, l'on doit suivre les péripéties de nombreux autres personnages : son pauvre père qui eut le malheur de tomber amoureux d'une noble ; sa mère, enfermée dans un mariage sans amour ; l'homme de main désigné pour l'assassiner à la naissance ; et le prêtre qui lui sauva la vie. Il serait facile de faire un rapprochement avec le film de Wojciech Has, Le manuscrit trouvé à Saragosse (lui aussi adapté d'un roman fameux), également entièrement dévolu à raconter des histoires dans des histoires avec multiples narrateurs ; mais cette obsession dans la volonté de raconter des histoires dans l'Histoire, à montrer des parties reliées pour former un Tout, se rapprocherait finalement plus des Misérables d'Hugo.

Mystères de Lisbonne, film de 4h30 sans jamais devenir ennuyeux, est divisé en deux parties : la première se concentre sur les origines de João, la deuxième sur son futur, jusqu'à un final laissant le doute. Dans une symétrie parfaite avec la première partie, la deuxième multiplie les histoires, nous emmenant en Italie et en France, sous couvert des guerres Napoléoniennes. Tout autant qu'un film sur le passé, il l'est aussi sur l'accomplissement de João en tant que gentleman dandy, de son amour pour une femme française ruinée dont l'honneur a été bafoué par, comble de l'ironie, l'homme à qui João doit tout dans sa nouvelle vie.

Voir ce film n'est que pure jouissance visuelle. L'oeuvre est filmée en très grande majorité en plans-séquence, les scènes durent toujours plus longtemps qu'attendu, sans coupures, pendant de nombreuses minutes. Plus impressionnant encore que cet enchaînement de plans-séquence, le fait que chacun d'entre eux est uniquement employé. Le steady-cam de Ruiz refuse de rester en place et suit les personnages dans et dehors les pièces, montant et descendant les escaliers ; il les filme en plongée et contre-plongée, en courtes et longues focales, il se meut autour d'eux de manière naturelle, donnant au film une fluidité absolument fantastique dans une époque où l'on prône le montage rapide et les caméras tremblantes à l'épaule. Une certaine attention (pour euphémiser) a été portée sur la reconstitution historique du Portugal du 19e siècle, et Ruiz n'a semble-t-il choisi que les plus beaux palais, villas, couvents, églises, salles de bal et bois pour y tourner son oeuvre magistrale. Ajoutée à la beauté des décors, la cinématographie d'André Szankowski, qui filme les scènes avec une petite palette de couleurs : ressortent particulièrement le vert, le marron et le doré. Sans compter le jeu constant entre ombres et lumières, si évident pour un film aux nombreux secrets. De nombreux effets rappellent le travail de Roger Deakins (le chef opérateur des frères Coen, pour ne citer qu'eux), par exemple la manière dont la lumière extérieure subitement s'assombrit au cours d'une scène : cela donne un monde de pénombres et de silhouettes, où hommes et femmes sont constamment mis en valeur et assombris par les ombres.

Sombre, le film l'est aussi dans son scénario : il s'ouvre en disant que "Cette oeuvre n'est ni mon enfant, ni même mon neveu... Cette oeuvre est un recueil de soufrances." (cité de mémoire, il se peut qu'elle me fasse défaut) João dit, en comparaison des autres enfants de l'école catholique, "Je ne sortais jamais, ni n'avais de vacances, ni de cadeaux." Sa présence dans l'école et son identité sont un mystère pour lui et, comme dit, son histoire est intimement mêlée à celle de nombreux autres, histoires parallèles ayant majoritairement à voir avec l'amour. La puissance avec laquelle l'amour annihile les personnages du film est excessivement violente : la duchesse de Cliton, autrefois femme innocente, brise le coeur des hommes à sa simple volonté par pur esprit de vengeance amoureuse, et se décrit elle-même avec amertume comme étant "méchante". A un moment, nous la voyons manipuler un baron corpulent, qui ne fût que gentillesse envers elle, et partir dans un éclat de rire, impossible de cacher le plaisir qu'elle a à dominer le pauvre homme, et doit partir du salon pour se calmer. Cela ne décourage nullement le baron, de la même manière que le jeune homme à qui Cliton dit en toute honnêteté qu'elle n'est pas une bonne personne refuse de la croire. Sa beauté lui donne un pouvoir clairement diabolique : les feux de l'amour brûlent jusqu'à ne laisser que des ruines d'humanité effrayantes.

Il y a une progression romantique allant des prémisses des sentiments, cet amour pur désirable et désiré, qui se voient brisées avec le coeur, et mènent soit au désespoir profond soit à la revanche, où la personne ayant eu le coeur brisé devient une briseuse de coeurs pour regagner sa force mentale. Il y a une forme de perversion partout, où les gens sont toujours à espionner des événements d'une certaine distance, et où un lieu de duplicité devient un "temple de sincérité" - ce qu'il est, dans un sens. Notons notamment ce bal, dans la première partie du film, qui montre parfaitement cette atmosphère perverse : les musiciens jouent des lundu joyeux pour que les invités dansent (l'exotisme brésilien étant la dernière mode au Portugal à l'époque), et les gens se montrent du doigt, se racontent malicieusement les malheurs de tel ou tel personnage. Bien que l'honneur et la réputation d'une personne peuvent être perdus par un simple baiser indiscret, l'honneur est une chose excessivement superficielle, où être vu comme honorable EST être honorable.

Ruiz a tourné Mystères de Lisbonne, son 111e film (!), en sachant qu'il pouvait être le dernier : il a subi, au cours du tournage, une opération pour soigner son cancer du foie. Qu'il ait parvenu à tourner ce film en 14 semaines avec cette opération est une preuve éclatante de sa force. Qu'il ait réussi à créer l'une des plus belles oeuvres de ce début de siècle durant l'une des périodes les plus difficiles de sa vie est une preuve éclatante que Ruiz est l'un des plus grands cinéastes encore vivants. Et qu'il prépare en ce moment-même la suite des Mystères de Lisbonne, adaptation du "Livro negro de Padre Dinis", est probablement l'une des plus belles nouvelles pour un cinéma décidément toujours resplendissant.

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le 12 nov. 2010

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