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Un pari audacieux. Créer un film à partir d'images d'autres films, par centaines, et raconter à travers ce kaléidoscope son histoire intime. Celle d'un quasi confinement - le terme est d'actualité alors que je rédige cette critique - de 4 mois au fin fond de l'Alsace.


Disons-le d'emblée, le pari est gagné : Frank Beauvais parvient à nous captiver pendant 1h15 avec cet improbable patchwork d'images. Au bout de 10 minutes, je me suis dit "hou là, je vais pas supporter ça 1h15". Eh bien si, et j'ai même trouvé l'expérience assez puissante.


Fort intelligemment, Beauvais a choisi de ne pas céder à une approche trop absconse, en ne se refusant pas, par exemple, l'illustration pure et simple : il peut nous montrer un chien s'il parle d'un chien ! A d'autres moments, il choisit l'allégorie, l'association d'idées, voire le contrepoint. Il peut montrer une fenêtre ouverte pour faire ressentir sa coupure d'avec le monde extérieur, tout comme un couteau s'enfonçant dans un oeil lorsqu'il évoque le retour au visionnage de films. Impossible d'établir ici un catalogue des images fortes, tant il y en a. Car c'est là ce qui frappe dans cet OFNI : la beauté quasi constante des images. Pourtant de natures très variées, elles parviennent à former un tout cohérent. Pas sûr qu'il aurait obtenu un tel résultat en utilisant les pires images de blockbusters américains...


Alors que Frank Beauvais s'affaire à trier ses milliers de DVD, disques et livres en vue d'un retour à Paris, il se déverse des images ingurgitées dans la journée, constituant ainsi une sorte de "Frankenstein" visuel (la comparaison, lue ailleurs, est heureuse, et le prénom du réalisateur semblait l'y prédestiner !). Ainsi les images de centaines d'oeuvres parviennent-elles à exprimer non seulement la vie intime de l'auteur mais la marche du monde. Et la confrontation des deux.


La forme est si belle, et il faut aussi à ce titre souligner la qualité littéraire du texte que Frank Beauvais a écrit sur ces images... car c'est dans ce sens que le travail s'est fait, la forme est si belle, donc, qu'elle nous fait accepter le fond, si contestable soit-il. Toutes proportions gardées, il en va ainsi d'Eisenstien : peu nous chaut qu'il se livre à un éloge du communisme puisqu'il réalise des oeuvres d'art éblouissantes ? Peu importe, donc, le mépris affiché de Beauvais pour le peuple, son conservatisme et ses plaisirs vulgaires. Peu importe, sa pensée très politiquement correcte, par exemple lorsqu'il s'insurge de voir Mein Kampf en vente libre au Portugal (où est le problème ? voilà typiquement le politiquement correct de gauche : considérer que celui qui s'intéresse à ce livre est forcément un nazi) ou lorsqu'il s'émeut beaucoup, se scandalise, mais n'agit pas (autre caractéristique de "l'élite de gauche")... mais attention, tout en se désolant de son impuissance, suivez la dialectique !


Oui, peu importe tout cela car Frank Beauvais se montre simplement tel qu'il est, sans fard, à travers les images des autres, qu'il s'est accaparées. Son film est foncièrement honnête.


Ce qui m'intéresse aussi, à titre très personnel cette fois, c'est comme ce film parvient à me convaincre alors qu'il va à rebours de plusieurs de mes convictions :
- Celle que la quantité fait mauvais ménage avec la qualité. J'ai toujours opposé cinéphilie et "cinéphagie", de même qu'un gourmet est plutôt quelqu'un qui mange peu mais raffiné. Frank Beauvais apporte la preuve qu'on peut ingurgiter énormément de cinéma (5 films par jour !) tout en gardant une approche foncièrement qualitative.
- La création d'une oeuvre en utilisant exclusivement le matériau d'autrui : étant un musicien de l'acoustique, c'est peu dire que je suis sceptique à l'égard de l'électro qui se contente de recycler les musiques des autres. Voilà pourtant un exemple très convaincant de cette démarche - certes menée quasi uniquement à partir de matériau noble comme on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'électro qui va coller le timbre bouleversant de Billie Holiday sur un boum boum mécanique, considérant ainsi faire oeuvre de musicien...
- Enfin... ben je pensais m'y connaître un peu en cinéma, et je découvre que je connais peut-être 10% ? 20% ? des réalisateurs mentionnés au générique final. Une claque, d'autant que, je l'ai dit, la qualité est constamment au rendez-vous. Mais c'est vrai dans n'importe quelle art : plus on l'approfondit, plus on s'aperçoit qu'en fait on ne sait pas grand chose ! Bon, mais ça va pas être simple car je crains n'avoir pas la capacité de digestion d'un Frank Beauvais... Impossible pour moi de voir plus d'un film par jour.


Là où ce film me conforte en revanche, c'est dans l'idée qu'en art la forme prime sur le fond : ce qui compte ce n'est pas ce que vous dites, mais la façon dont vous le dites. Vaste débat, sans doute à nuancer, mais le propos s'illustre bien ici : si ce que dit Beauvais m'a semblé d'une grande banalité venant d'un artiste issu du milieu branché parisien ("le pouvoir profite des événements pour nous asservir", "c'est le grand capital qui mène le monde", "les gens sont des moutons", "les médias sont à la solde du pouvoir", etc.), sa manière de le dire est, elle, singulière et admirable. Emportant l'adhésion.

Jduvi
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le 22 avr. 2020

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