Néa
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Néa

Film de Nelly Kaplan (1976)

Lent Nabokov et tragédie grecque pour personnages perturbés

Néa, librement adapté du roman Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan (et on se demande bien pourquoi), cadre pendant une heure quarante deux personnages aussi classiques l’un que l’autre et qui se cherchent désespérément: Sibylle Ashby (Ann Zacharias), seize ans, une gosse de riches qui lit des romans érotiques qu’elle rapine après l'école dans une librairie de Genève, parce qu'il fait froid et qu'elle s'ennuie de sa famille de dégénérés (son père est trop strict, sa soeur la déteste et son petit frère boutonneux rêve de la tripoter, tout cela noyé dans sa crise d'adolescence bien apparente); et Axel Thorpe (Sami Frey), quarante ans, éditeur et propriétaire de la fameuse librairie et en qui, sous son petit veston austère et bien mis, sommeille un scandaleux amant. Au départ, c’est une histoire d’argent ; Sibylle pille sa librairie, elle lui écrit en échange son « grand roman érotique » et lui réserve une part des commissions, pour le rembourser. Puis l’emmerdeuse se confesse: elle est tombée sous le charme du séduisant Axel, et ne peut avancer dans son oeuvre (qu'elle juge trop mauvaise) sans vivre une passion avec lui...


On ne va pas dire que le film est parfait, parce qu'il ne l'est pas. Balançons les défauts de ce long-métrage de Nelly Kaplan, tant qu'on y est: le doublage d'Ann Zacharias est trop plat pour laisser transparaître le caractère de son personnage, l'ambiance sexuelle, pendant tout le film, est malsaine (pour un film sans aucune censure) et contraste avec la mièvrerie de l'unique scène d'amour du film (aka Sibylle and Axel in bed), le scénario est un peu lent et le tempérament de la capricieuse Sibylle Ashby carrément merdique. En plus, elle a appelé son chat Cumes (est-ce que c'est un nom pour un chat, ça?).


Mais il y a quelque chose de terriblement attachant dans ces personnages insupportables, comme une une essence lyrique de l'amour tragique - qui est pourtant le schéma le plus utilisé et est de nos jours considéré comme un cliché - encore inexploitée. La descente aux enfers d'Axel, qui se laisse gouverner par la folie d'une passion qui lui est interdite, et qui joue deux rôles à la fois (coupable et victime), déploie tout un panel de questionnements sur les vertus et les vices dans l'attraction amoureuse; d'autant plus que sa relation avec Sibylle fait grand écho au pêché fondateur - ici recyclé par Néa qui croque une pomme, stylo dans l'autre main, et par la demeure d'Axel, luxueuse, avec vue sur le lac Léman (s'il vous plaît!) en guise d'Eden... La violence de la vengeance de Sibylle, clou du spectacle, ferait trembler Médée ou Hermione; mais ce qui est profondément fascinant dans la petite tragédie intérieure de Sibylle, c'est que ses émotions n'ont même pas besoin de rebondir: elle repousse les conventions du pathos jusqu'à ne plus nous émouvoir! Extraordinaire: elle a décidé d'une petite vengeance pour son éditeur infidèle, mais ne va pas chouiner à la première occasion, ne va pas faire la girouette sur ses états d'âme ("Corneille? Connais pas..."); bref, sa détermination glaciale n'inspire ni terreur, ni pitié. On a l'impression de suivre son personnage comme on suivrait un criminel dont on ne connaît rien, ses motivations mises à part; d'un autre côté, on a l'impression de suivre Axel Thorpe comme on suivrait un père faisant face aux caprices d'une enfant pourrie gâtée (accroche-toi bien, Axel, parce qu'il y a du taf...) associé à un Humbert Humbert ayant du mal à contrôler sa testostérone. Et ce qui semblait former un couple de personnages classiques s'avère en fait être un entrelacs de plusieurs traits de caractère menant les tourtereaux en bateau...


Dans Néa, les acteurs sont bons; la violence des sentiments de l'un et de l'autre est bien là - l'avant-dernière scène, étonnant ping pong, sans transition, entre haine et tendresse, en témoigne; l'ambiance chalet-chocolat chaud-chaussettes repose; les amatrices de Sami Frey en costume et à l'aube de la quarantaine (me suis-je trahie?) ont de quoi se rincer l'oeil. Restent les dialogues, parfois trop pauvres, et la vision excessivement crue, quasi-anatomique, d'une histoire qui aurait pu cartonner sous le signe d'un romantisme épuré. Néa, à défaut d'être un film de génie, marque par son étrangeté, ses personnages ravissent par l'ambiguïté de leurs psychologies respectives, et les thèmes d'avant garde traités en second plan heurtent les mentalités. Les plans glissent, la musique de Michel Magne apaise, et le calme de Genève est magistral: c'est aussi une époque qui défile. Bref, un beau bordel sentimental, du sexe un peu partout, et un chat médium qui ronronne dans le silence des montagnes...

hypnoticcheyenne
7

Créée

le 9 août 2019

Critique lue 904 fois

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