Si il y a bien un film sous estimé dans le monde du film bis, c’est bel et bien Necronomicon. Carrefour de talents notables (premier essai du grand Christophe Gans, du méconnu Shu Kaneko et du cardinal rouge sang Brian Yuzna), il est, malgré la débâcle technique dont il a été l’objet, l’un des plus audacieux films de genre qui ait jamais été tenté (on entre en compétition avec From Beyond ou Mad Max 2). Et cela en dépit de sa facture modeste, de son statut de série B et des libertés scandaleuses prises avec l’œuvre de Lovecraft (au point d’abandonner toute vraisemblance dans les deux derniers segments, transposant leur récit dans le monde réel tout en soutenant que Lovecraft les a écrit). C’est tout simplement parce que Necronomicon est tellement possédé par les thématiques qu’il manipule, il est tellement sincère dans son envie de livrer le film bis ultime (il n’a même pas conscience de son ampleur) qu’il y parvient avec une audace si grande qu’elle est prise pour de la maladresse, et finalement pour un quelconque bis de fin de soirée. Et pourtant…


Necronomicon est belle et bien l’adaptation la plus généreuse de Lovecraft, la plus inspirée et probablement la plus ambitieuse (de par sa structure en film à sketch, qui lui donnera davantage de variété que Dagon ou la malédiction d'Arkham, seul l'Antre de la folie peut éventuellement concourir). Elle s’écarte toutefois beaucoup des ambiances de l’auteur, usant volontiers de tous les artifices bis passant à sa portée pour mettre les petits plats dans les grands. Du conte gothique au survival nihiliste en passant par la quête de l’immortalité, Necronomicon annonce la couleur, et dans son débroussaillement des grandes thématiques du genre, se révèle être un outil de synthèse des plus efficaces. Mais il est tellement surréaliste, tellement avancé dans l’atmosphère fantasmagorique qu’il crée, qu’on peine à se laisser convaincre, et qu’on le trouve volontiers nanar. C’est parce que les clichés que représente chacun des personnages, connus d’avance, mériteraient un film à eux seuls. Or, Necronomicon doit condenser 3 histoires en une heure et demie. Et chose incroyable, il y parvient sans omettre quoi que ce soit.


Le premier segment, dirigé par Christophe Gans, oscille entre fantastique à l’ancienne, film d’atmosphère virant sur l’aventure bigger than life avec l’apparition de Cthulhu lui-même pour un round final virevoltant. Il est aussi un conte cruel sur les forces que peut attirer l’amour brisé et toutes les erreurs que cela peut entraîner. C’est le mythe classique du pacte avec le Diable pour ramener la promise, avec ici le Necronomicon comme remplaçant de la bible et un homme poisson comme messie révélateur. Et aussi cliché que soit la structure de l’histoire (les ingrédients sont sans la moindre surprise), le tout fonctionne parfaitement, sans artifice, et avec une classe du cinéma fantastique à l'ancienne comme Christophe Gans est capable d'en donner. Quand Cthulhu vient réclamer son dû, le spectateur en a clairement pour son argent. Laissant de côté toute la décence et la classe qui faisait le charme du récit (le seul d’ailleurs qui puisse prétendre à adapter Lovecraft avec un peu de fidélité dans l'époque et le ton), Gans se laisse porter par l’action, se livrant à une démonstration de force percutante, chose qu’on retrouvera dans ses futures projets (Le Pacte des Loups). Propre, concentré, Les noyés est l’entrée en matière parfaite.


Le second, titré Le Froid, s’attache quant à lui à synthétiser les Re-animator, Frankenstein et autres récit à base de cadavres récupérés et de méthodes de prolongation de vie, le tout sous une forme originale. C’est d’ailleurs le segment où les clichés sont les plus énormes, les plus surréalistes tellement ils condensent d’émotions, d’états d’esprits… Un docteur Madden ayant trouvé le secret de la longévité dans le froid et l’injection régulière d’une substance secrétée par la glande Médula, une assistance l’aidant dans sa sinistre besogne et secrètement amoureuse de lui, et enfin, une jeune locatrice ayant récemment emménagé pour fuir son beau-père violent. Un beau petit monde qui évolue en circuit fermé, l’oncle libidineux étant vite évacué du récit par un procédé aussi surréaliste que lourd de sens : il disparaît dans le laboratoire de Madden. C’est alors que notre locatrice s’intéresse au docteur, qui a maintenant la réputation d’avoir dépassé la centaine d’années. Et commence une histoire d’amour là aussi surréaliste, puisqu’en 5 phrases de dialogue, les voilà qui couchent ensemble. Mais si la brièveté du récit va trop à l’essentiel, elle n’oublie jamais rien, elle synthétise tout avec une justesse éblouissante. Prenons la séquence où la servante, brandissant un couteau devant la locatrice : « J’ai le choix, ou je l’utilise contre vous, ou contre moi. Je ne voulais que son amour, chère Emilie. Si vous êtes incapable de mourir pour lui, ou de tuer pour lui, alors tuez le ! ». Mais bordel, il y a tout dans cette ligne de dialogue ! La culpabilité, l'amour, le dilemme, la monstruosité, le désespoir... Toutes les thématiques sont résumées ! Le scénariste qui a pondu ça peut mourir en toute quiétude, il vient d’accomplir le film ultime ! Et tout monte encore en crescendo, jusqu’à cette incroyable séquence de fonte du docteur Madden, point culminant de bisserie (avec encore du nanar quand une tête de squelette à moitié pourrie prononce une dernière fois le nom de l’être aimé, avec une sincérité pourtant si flagrante, si bouleversante). S’achevant là encore de façon attendue mais ô combien jubilatoire (un peu de glauquerie annonçant la baffe avenir), l’histoire se clôt en beauté, à nouveau parfaitement cohérente dans sa quête fantasmée.


Arrive enfin le dernier segment, titré Murmures, le plus bancal, et pourtant, c’est celui qui élève définitivement Necronomicon au firmament des œuvres grandioses. Murmures est un authentique survival, placé immédiatement sous le signe de l’action et du suspense, avec la traque d’un psychopathe par une agente de police. Ce dernier ayant kidnappé son collège (et père de son enfant), notre fliquette de choc s’aventure dans un dédale de couloir glauque dans lesquels seule la trâinée de sang indique le passage du tueur. Yuzna se charge personnellement de la réalisation de ce segment, qui se révèle être le plus fou, le plus désespéré et aussi le plus percutant de l’œuvre. Brouillant peu à peu tous les repères logiques qui rattachaient encore notre héroïne à la réalité (remplaçant les couloirs d’immeubles par des galeries sculptées de temples païens), il se révèle là encore incapable de conserver la moindre révélation (on se doute immédiatement de l’identité du tueur), pour mieux nous conduire dans l’antre de la bête, que nous affronterons en même temps que l’héroïne. Il convient de noter que le choc occasionné par ce dernier segment est impossible à rationaliser. C’est un point culminant de folie et d’hystérie, à un point tel qu’on n’a rarement vécu un choc d'ampleur en face d’un film bis. Le pseudo dénouement psychologique est un leurre, d’ailleurs cruellement éventé avant une brusque replongée dans le gore terrifiant, Murmures se transformant en un remake abominable et grotesque de Midnight Meat train, sans ordre ni espoir. Il ne reste qu’une folie irrationnelle, jusqu’auboutiste, qui laisse le spectateur hagard, complètement vidé par l’expérience.


Et pour conclure sur un tel traumatisme, l’histoire reliant les différents segments prend alors le parti de nous offrir une dernière séquence d’effets spéciaux caoutchouteux (un des gros points positifs du film : tous les effets spéciaux sentent bon la bidouille, surtout qu’ils ont bénéficié d’un traitement en post production ayant nécessité le budget d’un million de dollars, que Yuzna avancera de ses propres deniers), consacrant le fantasme dans une apothéose de grotesque (des moines en caoutchouc extra-terrestres) en parfaite cohérence avec les thématiques de Lovecraft, mais sans doute un peu trop démonstrative pour les amateurs de bon goût. Reste le sentiment d’un spectacle aussi généreux que sincère, offert tout entier au plaisir de son public, et qui se retrouve aujourd’hui mésestimé et injustement boudé, sa soif d’absolu l’ayant conduit à sacrifier toute cohérence (ce qui, admettons-le, conférait un côté troublant aux écrits de Lovecraft, toujours très ancrés dans le réel, et précis dans ses superstitions occultes…). Pourtant, il s’agit bel et bien d’un chef d’œuvre du film bis et du film à sketch, l’une des œuvres les plus intenses jamais portées à l’écran, rendant immédiatement fade n’importe quel Creepshow ou autre Trick’r Treat… Yuzna rules ! Et quand on s’intéresse aux multiples anecdotes de tournage, le film prend davantage de capital sympathie.


Au cours d’un documentaire s’appelant L’enfer du B, Christophe Gans, Brian Yuzna et plusieurs membres de l’équipe de tournage racontent combien ce dernier était catastrophique, les coups durs s’enchaînant les uns après les autres. Par exemple, on peut citer les scènes extérieures de la maison gothique du premier segment, ou Christophe Gans, pour son premier jour de tournage, découvre qu’on lui a fabriqué une toile en carton noire de 3 mètres sur 3 peinte au rouleau qui a vaguement la forme d’une maison. Et alors qu’il commence à essayer de tourner ses plans, un coup de vent la fait s’envoler et tomber de la falaise. Et c’est constamment ce genre d’évènements qui a rendu le tournage de Necronomicon catastrophique, avec notamment de réels problèmes pendant les tournages des effets spéciaux, aucuns n’ayant fonctionné. La quasi intégralité des séquences seront retournées dans un petit studio pendant « la semaine de la mort », où tous les plans devaient être bouclés en une semaine pour terminer le montage. Des efforts colossaux pour tous les membres des équipes de tournages (3 au total), qui en plus d’un planning impossible à tenir (les producteurs réduisent la durée du tournage de 6 semaines à un mois pour l’ensemble du film, contraignant les techniciens à construire les décors pendant le tournage des scènes), doivent composer avec des températures avoisinant les 50°C dans l’après midi. Un témoignage précieux sur les conditions de tournage des films de série B, rendu passionnant par les dizaines d’anecdotes sur lesquelles revient, hilare, toute l’équipe technique. De quoi convaincre définitivement les indécis de la volonté de l’ensemble de l’équipe à donner vie à un projet aussi sincère qu’original. Je ne cache pas ma partialité quant à mon avis final (c’est de l’or en barre, ce film !), mais indéniablement, il mérite mieux que sa désastreuse réputation, et on peut remercier les éditeurs dvds pour la majestueuse édition collector européenne dont nous bénéficions. Une véritable pépite.

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le 1 juin 2018

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Voracinéphile

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