En 1976 à peine, après plusieurs chefs-d'œuvre qui font d'ores et déjà de lui l'un des réalisateurs les plus importants de la planète, Sidney Lumet se décide à réaliser cet ovni antisystème particulièrement corrosif. Certes la noirceurs de Serpico, la force politique d'Un Après-midi de chien et la dénonciation du système judiciaire de 12 hommes en colère avaient laisser deviner que Lumet n'allait pas faire dans le politiquement correct, mais bien caresser à contre-poil l'Amérique et ses mythes et institutions.


Ce Network (au sous-titre français ridicule) se présente sous la forme d'une bourrasque outrancière, inclassable, hystérique et délirante, où les personnages semblent avoir tous perdus en pleine conscience et volonté leur humanité, soumis désormais à la rentabilité et à la course à l'audience, puisque c'est ainsi que se chiffre la réussite à la télévision.


Le film n'a pas du tout vieilli, il est même assez terrifiant d'acuité dans sa vision de ce que deviendra plus tard (en son temps, soit aujourd'hui pour nous), ce medium alors assez récent qu'est la télévision. Lumet en explore avec malice les possibilités, aussi glaçantes qu'exaltantes, tétanisant son spectateur face à la naissance d'un monstre devenu incontrôlable, qui se retourne contre ses créateurs, et devient autonome.
Il y a autant d'horreur que d'admiration, de jubilation que de cynisme morbide devant ce spectacle autant manipulé que manipulant, autant dirigé par le peuple que par une élite dominante.
Le film va souvent très loin, de par sa mise en scène virevoltante, son scénario sans limites, ses acteurs hystériques et comme en transe, possédés par un mal supérieur (Faye Duanaway mérite son unique Oscar pour ce rôle glaçant de réalité). Il va parfois presque trop loin, se frayant parfois difficilement un chemin entre la farce et la charge politique et dystopique (bien que ce sentiment de ton inclassable lui siée bien et provoque un agréable sentiment pour le cinéphile). Il perd malheureusement aussi beaucoup de son efficacité en accumulant quelques sous-intrigues amusantes mais pas nécessaires (les associations entre groupes terroristes, l'histoire d'amour entre Max Schumacher et Diana Christensen, provoquant de vraies baisses de rythme) et en jonglant avec énormément de thèmes qu'il aborde sans vraiment les traiter pleinement, et dans lesquels il s'embourbe parfois, par manque de cadre.


Mais on ressort lessivé de ce Network criant de vérité, qui décrit (et c'est sa théorie) un monde dans lequel le journalisme n'est plus soumis à l'information, mais l'information soumise au journalisme, soumis lui-même à la machine économique du capitalisme dirigée par quelques hommes dominants, une information devenue donc un produit rentable comme un autre, dans la liste de ce dont le capitalisme s'empare. Un monde qui en pronant l'individu l'efface progressivement, le pousse, par son accomplissement béat, dans la consommation à une uniformisation toujours plus poussée, un monde où tout a une valeur sur le marché, où tout est réutilisable à des fins politiques et commerciales, y compris la perte de repère, la haine et la misère d'une génération.
Par ce film cynique, Sidney Lumet explore ce nouveau medium qu'est l'écran cathodique, devinant alors David Cronenberg et son Videodrome, devinant même, soyons fous, le Joker de Todd Philips, dressant le portrait d'un capitalisme qui se mue finalement en communisme nouveau et vidé de son âme, et pensant faire une bouffonnerie hallucinée de ce qui est, près de cinquante ans plus tard, une part de notre réalité.

Charles Dubois

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