Nosferatu le vampire, c’est la terrifiante arrivée du vaisseau de la mort (apportant à son bord la peste noire) au port de Wismar; c’est le large nez disgracieux, l’oblongue silhouette anormale, le maquillage exagéré, les longues griffes remplaçant les mains et les oreilles pointues du vampire qui forment un ensemble parfaitement glaçant; c’est une personnification brillantissime de la peste noire (et de la maladie, plus généralement) par une créature quasi-mythique; c’est un premier sommet qu’atteint F. W. Murnau dans son impressionnante carrière; Nosferatu le vampire, c’est une expérience cinématographique viscérale qui n’a toujours rien perdu de son éclat; c’est un mastodonte de la culture populaire et un chef d’œuvre dans sa façon d’adjoindre aux images grandioses un propos profond et pénétrant; c’est une magnifique symphonie de l’horreur.


Avant toute chose, il est pertinent d’aborder brièvement ce que Nosferatu le vampire nous raconte sur notre société; en effet, les œuvres qui marquent une époque et, dans ce cas-ci, plusieurs époques agissent toujours tel un miroir sur le monde. Dans le film de Murnau, c’est le rapport à l’horreur qui trahit les passions (inavouées) de notre milieu (phénomène qui se confirme avec la pléiade de films d’horreur qui ont suivi, devenu un des genres les plus populaires d’aujourd’hui). L’idée est celle-ci : étrangement, au contact du mystérieux, touchant parfois presque à l’horrifique, la raison devient caduque, la fascination pour l’inquiétant surpasse le discernement. Cet énoncé s’applique donc à merveille à la fois aux personnages du récit qui, malgré les signes de malheur à venir, poursuivent tout de même leurs actions entreprises, ainsi qu’au spectateur, celui qui continue son visionnage, et ce, même si la peur commence à le ronger. Maintenant la courte analyse sociétale effectuée, poursuivons au cœur du récit, celui qui est parvenu à traumatiser une génération entière.


Durant tout le récit, Murnau se joue du spectateur et des personnages, s’arroge la position de Dieu et dissémine à quelques reprises des indices annonçant l’horreur de ce qui s’apprête à arriver : des mauvais présages qu’il appose admirablement à son histoire. Ellen, affalée au banc d’une plage, alors que Hutter, parti à la rencontre du comte Orlov, est loin d’elle et que sa solitude est des plus aigües, contemple l’horizon où s’étend à perte de vue une mer tumultueuse; cette même mer d’où arrivera plus tard, à bord de son navire, Nosferatu. En une subtile séquence, Murnau a su prophétiser brillamment les évènements tragiques à suivre et établir un pont narratif conduisant imperceptiblement d’un acte à l’autre. Le réalisateur allemand n’est toutefois point en reste : après avoir dissimulé au sein de ses images l’effroyable avenir, il va les révéler de manière plus frontale. En conséquence, les seconds signes servent de prémonition mais, afin d’éviter la répétition et d’étoffer les scènes, témoignent également d’une certaine relation entre victime et agresseur. C’est donc deux métaphores brillantes (celle de la plante carnivore avalant une mouche et celle de l’araignée embobinant sa proie) qui prédisent et explicitent l’ascendant qu’aura plus tard Nosferatu sur le pauvre Hutter, mais aussi qu’aura la peste noire sur les habitants démunis de Wismar.


Toujours parsemée de portraits religieux, que ce soit la Vierge Marie ou encore Jésus en personne, la composition confère au récit une dimension religieuse qui permettra à Murnau d’expérimenter dans la conception de sa nouvelle mythologie. Effectivement, en opposant ces images pieuses à celle de Nosferatu, l’identité du vampire semble d’une folle limpidité : incarnant le mal, Nosferatu n’est autre que Satan. Alors se trouve justifiés tous les évènements ayant précédé cette prise de conscience : le lieu de résidence en décrépitude du comte, le voyage à bord de cercueils, véritables embarcations de la mort, le visage hideux du vampire, l’incapacité à réagir chez les citoyens, happés par une force supérieure paralysante; Nosferatu n’appartient pas à la terre des humains, il descend du monde des dieux et il y retourne quand, à la fin, le soleil le réduit en poussières.


Parfaite leçon de la peur, Nosferatu le vampire manipule avec une main de maître les émotions du spectateur, tire profit du peu de moyens de l’époque et enfante de scènes surréelles, tout bonnement sublimes. Là où Murnau se révèle être génie de l’horreur, c’est dans son utilisation fort intelligente du pouvoir de suggestion : une ombre se déformant à même un mur fissuré paraît cent fois plus inquiétante que la simple figure de Nosferatu. Tout est dit. Nosferatu traverse un fin rayon de lumière et par sa simple démarche, symboliquement parlant bien sûr, tranche la clarté, assassine la lumière et convoque la noirceur, invite les ténèbres qu’il traîne avec lui comme les chaînes d’un prisonnier. La puissance de ces scènes est indéniable : il est inconcevable d’en ressortir indemne.


Cependant, l’œuvre, comme nous l’avons remarqué plus tôt, est intéressante en cela qu’elle se joue du spectateur et prend plaisir à le confondre. Pour elle, impardonnable serait sa démarche si elle n’usait pas de la peur, motif premier de sa création, pour rompre avec le manichéisme préétabli. Par conséquent, les comportements irrationnels provoqués par la peur collective, résultant ici en une véritable chasse aux sorcières ciblée à l’égard d’un homme (sans doute trop étrange pour les conventions), ne sont pas anodins. Ladite séquence qui nous apparaît géniale en raison de son originalité esthétique (contribuant à créer des plans magiques) tente en réalité de remettre en question la conception du bien et du mal qui avait été alors adoptée sans formelle réflexion chez le spectateur. Ainsi, Murnau démontre que le mal peut revêtir plusieurs formes et qu’ici, la réaction insensée de la société est aussi répréhensible que les actes du vampire.


Finalement, le soleil reparaît enfin : la sombre nuit qui s’était abattue sur le village de Wismar a été remplacée par le doux matin aux teintes rosées. Les ombres qui plus tôt avalaient les corps se sont désagrégées. L’architecture désordonnée et inquiétante s’est volatilisée avec l’arrivée de la clarté qui a restitué aux maisons leur habituelle symétrie. Le fameux « ce n’était qu’un rêve » semble ici plus que pertinent et de toute cette histoire s’échappe un sentiment généralisé : l’absurdité d’une vie humaine, impuissante face aux manifestations naturelles ou surnaturelles (phénomène auquel s’intéressera Camus dans son roman La Peste. Murnau, épaté, vient de mettre au monde un monstre culturel qui n’aura de cesse d’hanter la création horrifique au septième art.

mile-Frve
8
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le 29 juin 2021

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Émile Frève

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