Juillet 2009:

Un Naruse sombre jouant avec subtilité sur des éléments traditionnels et simples du mélodrame romantiques. Toujours avec un soucis quasi naturaliste que les personnages complexes incarnent et grâce surtout à une mise en scène qui laisse place à un jeu épuré jusque chez les personnages secondaires, Naruse parvient à raconter une histoire classique de deuil particulièrement diffcile à vivre, de sentiments de culpabilité qui empêchent les individus de dépasser l'absence, la mort des êtres chers et le poids des valeurs sociétales que les protagonistes s'ingénient à supporter, comme des juges suprêmes, pour mieux ne pas accepter l'idée de leurs propres réticences. C'est bien nébuleux tout ce charabia pour qui ne connait pas l'histoire. Alors résumons un petit peu.

Juste avant de partir pour Washington avec sa femme un diplomate est tué dans un accident de voiture. Quelqu'un lui est rentré dedans. Victime d'une crevaison et d'une embardée fatale, le conducteur (Yuzo Kayama) se sent néanmoins responsable de cette mort. Il essaie d'oublier cet accident en envoyant de l'argent à la veuve (Yôko Tsukasa) qui l'accepte qu'avec grande réticence. Bientôt elle est rejetée par la famille de son mari, perd son statut d'épouse et se retire dans son village d'enfance non loin de la petite ville où vient d'être muté Yuzo Kayama. Progressivement, ils se retrouvent. Elle accepte enfin de discuter et d'essayer d'affronter ensemble leurs deuils respectifs. Forcément, leurs douleurs les rapprochent jusqu'à ce qui parait inimaginable, surtout pour elle. Elle n'y échappe cependant pas. Quand elle accepte cet amour naissant dans une scène bouleversante, elle essaie d'oublier sa douleur, son sentiment de culpabilité d'aimer un homme responsable de la mort de son époux. Le passé beaucoup trop présent se rappelle à son mauvais souvenir, sans arrêt : un accident sur la route, un couple amoureux et enlacé, une femme qui tient la main de son mari gravement blessé sur une civière, etc.

Cette histoire d'amour impossible est développée avec la lenteur et la délicatesse que l'on connait à Naruse. Il prend le temps. Les personnages ne sont pas forcément décrits avec précision mais avec une ou deux scènes a priori anodines, Naruse réussit à disposer tous les éléments nécessaires à la fluidité du récit. Les exemples sont multiples, comme les échanges de regards qui valent tous les discours ou bien les aléas que subissent les personnages en parallèle, dûs à ce poids du passé : ils tentent de se distraire dans les soirées entre amis ou dans l'alcool mais il y a toujours quelqu'un pour ruiner leur frêle gaité en rappellant la tragédie.

Plus que dans les autres Naruse que j'ai vus, la société joue un rôle considérable, notamment par le fait qu'elle est d'une certaine façon utilisée comme prétexte, support ou incarnation des barrières que les deux personnages construisent eux même autour de ce deuil qui les emprisonne. Presque de manière paranoïaque, ils transforment le regard des autres en jugement de valeur, que finalement ils sont seuls à déceler. Les personnages secondaires les poussent à passer à une autre existence. Peut-être pas à être ensemble mais disons que tout le monde a oublié l'accident sauf Yuzo Kayama et Yôko Tsukasa. Elle garde une photographie encadrée de son mari qu'elle adule du regard. Lui, maintient une relation névrotique, à la limite du harcèlement avec cette veuve qui ne veut pourtant pas de son argent ; il n'a aucune obligation judiciaire à faire cela, si ce n'est une question d'honneur destinée à cacher une sorte d'obsession malsaine.

Les personnages sont interprêtés avec une justesse remarquable. Si je connaissais Daisuke Katô (que j'ai pu voir dans Yojimbo ou dans Quand une femme monte l'escalier déjà chez Naruse) le petit ami de Mitsuko Mori et celle qui joue la mère de Yuzo Kayama et dont j'ai perdu le nom, je ne connaissais pas Yôko Tsukasa ni Yuzo Kayama. Comme souvent chez Naruse qui semble aimer filmer les jolies femmes, le film doit beaucoup à l'élégance, la retenue et la beauté de Yoko Tsukasa. Il s'avère qu'en plus, coup de bol, elle joue très bien. L'intensité de son regard dans les face-à-face haineux ou amoureux avec Yuzo Kayama marque les plus grandes scènes du film. Toutefois, j'avoue avoir été d'abord estomaqué par le sieur Yuzo Kayama lors de la scène avec sa mère. Entre ivresse et désespoir, son visage se vide, semblant se perdre dans les méandres de son désespoir. C'est beau, simple. Avec rien il dit tout cela. Brio.

Ce que j'aime chez Naruse, c'est qu'il n'est jamais enfermé dans les carcans du cinéma. On ne sait jamais où il veut en venir. Beaucoup auraient donné une fin heureuse à ce film. D'ailleurs on n'est pas loin d'y croire. Mais Naruse privilégiant peut-être l'exaspération des sentiments dans la culpabilité étouffe dans l'oeuf la relation amoureuse. Soucis de réalisme ou au contraire recherche dans la tragédie de résonances romantiques? Difficile de répondre. Comme Naruse focalise essentiellement son cinéma sur la femme japonaise, je pencherais volontiers pour l'idée qu'il veut avant tout présenter les difficultés pour les femmes de construire leur vie, contre la dépendance vis à vis des hommes et de leurs propres sentiments, même au-delà de la mort.
Alligator
9
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le 16 mars 2013

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