Un vieil homme, Seligman, recueille une femme blessée dans la rue, Joe. Puis l'emmène chez lui où il reçoit sa confession de nymphomane. Très beaux débuts, avec des plans travaillés comme Lars Von Trier sait les faire quand il veut... Il n'y en aura pas beaucoup d'autres pendant les deux heures. Parti pris, LVT voulant montrer la laideur plutôt que la beauté ? C'est pour moi toujours une faiblesse malgré tout lorsque cette qualité esthétique n'est que peu au rendez-vous. Heureusement, le film ne manque pas par ailleurs de qualités, ni d'intérêt.

En cinq tableaux amorcés à partir d'éléments de décor de l'appartement de Seligman, façon Usual Suspect, Lars Von Trier explore ce sujet avec le caractère provocateur qu'on lui connaît :

1- "La pêche à la mouche" compare un concours de baise entre Joe et sa copine Betty dans un train à l'activité du pécheur que Seligman connaît bien. Trivial dira-t-on ? Mais efficace, et bien réalisé. On a droit ainsi aux classiques coïts dans les toilettes (le truc qui n'existe que dans les films, mais bon) et à une fellation, qui à elle seule justifie l'interdiction aux moins de 12 ans, n'en déplaise à certains critiques outrés de SC : ce n'est pas parce que les enfants ont accès au porno de plus en plus tôt que la société doit valider cela et l'institutionnaliser. La scène de fellation est d'autant plus troublante que la "victime" vient d'expliquer devoir se préserver pour sa femme dont l'ovulation est à son maximum le soir même, le couple cherchant à procréer. Première confrontation avec l'aspect moral. Et premier contrepied : le vieil homme n'est pas celui qui apporte la morale, mais au contraire celui qui rassure Joe. Avec cet argument : vous ne faites qu'obéir à votre nature.

Cette partie comprend aussi le dépucelage, à 15 ans, de Joe, brutal et sec, par Jerôme, que l'on va revoir. 3 coups par devant, 5 par derrière, et l'affaire est bouclée. Les chiffres s'inscrivent sur l'écran et seront un leitmotiv de cette première partie. La suite numérique de Fibonaccci, qui structure via le nombre d'or, explique le très savant Seligman, l'architecture et la musique, va se retrouver dans tout le film : 1 2 3 5 8... il y a 8 parties, et donc ici 3 puis 5 coups, à un moment Joe a 8 amants, le triton joué au piano, "diabolus in musica", correspond à 3 tons, etc.

2- Jerôme. Joe se retrouve secrétaire dans l'entreprise dont Jerôme est le patron intérimaire. Elle se refuse à lui, signe que peut-être elle l'aime, tant la nymphomane réagit à l'inverse de la femme "normale". Il va l'obséder, elle se masturbera en pensant à lui dans les transports en commun, en fixant tel ou tel détail dans la foule. Pour garder un ton léger, LVT utilise des procédés ludiques tels que le puzzle de ces détails associé à sa silhouette. Ou le schéma du bon créneau tracé à la craie sur la rue, celui que Joe réalise mieux que Jerôme. On pense ici à Dogville.

Fidèle à une manière de fétichisme, cette partie focalise sur une fourchette à gâteaux, qui sert aussi de point d'amorce puisqu'elle se trouve sur la table de Seligman.

Au moment où elle se décide à lui écrire une authentique lettre d'amour, Joe apprend que Jerôme est parti en voyage. L'amour se refuse à elle une première fois. Ce sentiment que Joe veut combattre, le réduisant à "désir + jalousie"... même si sa copine Betty lui a révélé que le secret du sexe, c'est précisément l'amour. Une parole qui va faire son chemin.

3- Mme H est un personnage introduit par un coin de tableau chez Seligman. Il s'agit de l'épouse légitime de H, le n° 8 des amants que Joe voit régulièrement - elle lance un dé pour tirer au sort la réponse qu'elle va faire à chacun, toujours les chiffres à l'oeuvre. Elle joue avec le très épris H en exigeant qu'il quitte sa femme pour elle. Le voilà revenu 1/4h plus tard avec ses valises. Rien n'est dramatique pour Joe, qui fait avec la situation, même si un autre amant doit se pointer dans les 10 mn !

Mais la femme de H (Uma Thurmann) débarque avec ses trois têtes blondes, à qui elle va montrer l'appartement, le lit du délit, devant le pauvre mari stupéfait. Scène d'une grande cruauté, que j'ai pu lire comme "très drôle" dans les colonnes de SC, qui, moi, m'a littéralement glacé. Bien dans le style de LVT - je pense par exemple à ce qui reste pour moi son meilleur film, Les idiots. Pour achever le pauvre H, Joe déclare tranquillement qu'il y a un malentendu : elle ne l'aime pas.

Et lorsque Seligman, cette fois un brin moraliste, lui demande si cela ne lui pose pas problème d'avoir détruit une famille, elle répond simplement qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. Une éthique nietzschéenne, référence littéraire de plus dans un film qui en est imprégné, que ce soit par sa structure narrative (typique des romans du XVIIème tels que « Manon Lescaut », comme l'a intelligemment noté un critique de SC), par la citation d'écrivains (Poe), ou par l'influence sous-jacente de ceux-ci (Sade). C'est l'une des forces de ce film que de parvenir à conjuguer le porno le plus trivial avec le raffinement intellectuel. Et qui empêche vraiment de le classer purement et simplement comme une imposture provocatrice.

4- Delirium. C'est donc l'ouvrage de Poe, "La chute de la maison Usher, évoqué par Seligman, qui va servir d'amorce à la quatrième partie. Pas la meilleure à mon goût. Un peu longue. Joe accompagne son père malade dans ses derniers instants. Ce père aimant qui lui a enseigné la beauté des arbres (l'un des thèmes de LVT, qu'on pense à la forêt de Antichrist ou de Melancolia, et qui nous vaut souvent de belles choses) va vers la mort avec sérénité, en philosophe (Epicure passe en douce). Mais les drogues vont engendrer de violents délires, jusqu'à sa mort. Qui provoquera chez Joe... quoi ? Une réaction sexuelle bien sûr - en plus du personnel de l'hôpital qu'elle consomme toujours frénétiquement.

Le sens de cette partie ? Son père est la seule personne que Joe aime. En sa présence, elle se comporte comme une personne "normale". Il y a aussi la métaphore du frêne, le plus bel arbre de la forêt, mais qui en hiver, lorsqu'apparaît sa vraie nature, ces bourgeons noirs au bout de ses branches tordues, est stigmatisé, marginalisé par les autres arbres. Un peu Joe en somme, qui doit encore découvrir qu'elle est sa vraie nature, derrière le magnifique feuillage.

5- La petite école d'orgue est amorcée par une cassette de Bach que Joe demande à écouter. L'occasion pour Seligman d'un brillant exposé, filmé de façon très illustrative par LVT, sur la polyphonie. Et pour Joe, d'y voir un pan de sa propre histoire sexuelle. L'homme gentil qui ne veut que la satisfaire, ce sont les basses, jouées à la pédale d'orgue. L'homme dominateur qui lui impose sa loi, c'est la voix medium, jouée à la main gauche. L'homme qu'elle aime est la voix aiguë, jouée à la main droite.

Ce dernier c'est Jerôme, retrouvé une fois de plus par hasard dans le parc que sillonne régulièrement Joe. L'occasion d'une très belle question retournée à Seligman qui s'insurge du côté invraisemblable de l'histoire. En substance : "avez-vous plus de profit à y croire ou à ne pas y croire ?". Le pari de Pascal réactualisé ! Car oui, Seligman, le sage, le cultivé, tire aussi un profit de cette confession.

On pourra trouver tout cela lourdement didactique, et pas très subtil. Mais LVT cherche-t-il la subtilité ? Sans la chercher, puisqu'il affectionne plutôt le caractère frontal d'un discours, on peut dire que son film est tout de même riche de nombreux indices, pouvant déboucher sur des pistes de réflexion. Il remue, sans jamais être ordurier. Une réussite. Me reste à voir la suite, qui a l'air bien plus versé sur les scènes de sexe. Et où Charlotte Gainsbourg entre en action, son récit étant jusqu’ici figuré par la très convaincante Stacy Martin. Encore une belle idée, à verser à l’actif du Danois.

Jduvi
8
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le 22 nov. 2022

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