En vue des inévitables tops de fin d’année, je me permets de réunir mes commentaires des deux volets du dernier film de Lars Von Trier qui me paraissent constituer un tout parfaitement homogène, cela même si les deux parties sont sillonnées d’une respiration qui leur est propre. Il est donc légitime que ce film somme, qui n’a pas épuisé son pouvoir de fascination, tout du moins en ce qui me concerne, fasse partie intégrante des hauts faits de l’année.

Le titre révèle déjà une sacrée complexité, provoque une multitude de questionnements. Est-ce un film sur la nymphomanie ? Qu’en est-il de cette double parenthèse fermée en croche, entre les deux mots, nymphe et maniaque ? Cet état de perdition traverse tout le film et semble qualifier la personnalité multiple de son auteur. Ce maelstrom d’émotions et ce patchwork d’idées n’ont cessé d’orner le cinéma de Lars Von Trier au point d’en faire un cinéaste pétri par les doutes, un être en souffrance, tentant d’approcher les tourments féminins parce qu’ils ne font que lui échapper. La situation ici fait presque office de psychanalyse personnelle.

Comme souvent chez le cinéaste danois, le film est un tourbillon d’influences. Ici, il convoque à la fois les tourments Bergmaniens, le nihilisme de Fassbinder et le grotesque Kubrickien. C’est Persona et L’année des treize lunes saupoudrés de Eyes Wide Shut. Après une introduction somptueuse s’ouvrant dans le noir absolu avec comme seul bruit une pluie fine et lointaine, la caméra glisse et s’enfonce dans des brèches, des trous, des ouvertures, en caressant l’asphalte, la pierre, la rouille. Ce sont les tréfonds de rien, d’une simple impasse ou cour d’immeuble, mais l’ambiance respire déjà l’enfer. Le cadre s’arrête sur la main ensanglantée d’une femme puis Führe mich de Rammstein gicle violement.

C’est une affaire de transitions. Un chapitre en appelle un autre, en se fermant systématiquement sur une évocation au suivant, comme des cliffhanger de fin d’épisode de série ou comme pour conter le récit dans un pur présent, au gré de la mémoire. Il s’agit même totalement de ça. Entendre les confessions d’une femme auto-déclarée nymphomane qu’elle raconte à son sauveur curieux, bavard. Maniaque ? Souvenirs racontées à la pioche, avec tous les dérèglements du présent que cela sous-tend : extrapolations, questionnements divers de l’interlocuteur, interludes transitoires, flash violents, balade discrète. En ce sens il faut recevoir le film comme un témoignage, une somme d’imperfections, calé sur les dires pas forcément exhaustifs de la jeune femme. C’est un récit déstructuré, monté au gré des souvenirs de son héroïne, détraquée, en totale libération d’elle-même, peut-être. Chaque chapitre s’inscrit d’ailleurs dans une esthétique propre à son contenu : lettres rouges sur image en noir et blanc, calligraphie dans un vieux livre ouvert…etc.

Toute la partie délirium concerne d’apparence moins la culpabilité de Joe bien qu’elle s’y fasse de nombreux infirmiers pour évacuer la souffrance de son père ou bien qu’elle lubrifie au chevet de son cadavre. Le délirium du père pointe à l’évocation de l’angoisse d’Edgar Allan Poe par Seligman. Pas de tremens ici, pas besoin, l’idée de transition suffit largement à Joe pour se remémorer le départ de son père. C’est à l’image de la suite de Fibonacci, évoquée lorsque ces 3+5 douloureux de la perte de virginité sont confiés. Ou plus tard c’est la polyphonie de Bach qui aiguille Joe, avec ses trois instruments transférés aux trois hommes de sa vie, qui émettent aussi une polyphonie en trois mouvements. Douceur et candeur de F. qui lui apporte des fleurs, la lave dans une baignoire et lui fait apprécier ses talents en matière de cunnilingus. Animal et dévotion lorsque G. la manipule et la fait jouir en félin. Amour et passion, avec Jérôme, qui vient parfaire la polyphonie sublime. Auparavant, ce sont la pêche à la ligne puis le gâteau (et sa fourchette) qui auront aiguillé Joe vers les variations de sa nymphomanie, entre naissance (les grenouilles) et expérimentations (scène du train) avant sa deuxième rencontre hasardeuse avec Jérôme.

Le film navigue constamment entre le sublime, l’absurde et le grotesque. Entre l’histoire des bourgeons noirs d’un frêne centenaire, l’explication géométrique d’un créneau réussi et la théâtralisation d’une rupture par une femme trompée et désespérée. Film monde et film merde à la fois. Et le film semble être conscient de son informité, de sa dislocation. Lors de la retrouvaille entre Joe et Jérôme, Seligman taxe (à raison) le récit d’improbablement coïncident, seul point noir offusquant sa morale. La seule réponse de Joe à son questionnement est la même qui était posée dans L’odyssée de Pi, de Ang Lee, à savoir : Est-il plus intéressant et profitable de croire ou de ne pas croire ? Parions en effet sur la véracité de l’histoire de Joe, penserait Pascal, puisque ça nous apportera plus que de parier sur un mensonge.

En attendant, la première partie se ferme sur l’évocation de ce bonheur polyphonique, tandis que soudainement, le visage de la jeune femme, en pleine jouissance physique avec son amour, ne se crispe violement et qu’elle nous avoue, dans un élan émotionnel inattendu, d’une tristesse inouïe, qu’elle ne sent plus rien.

La deuxième partie est la continuité de la première, le dernier plan de l’une appelle le premier de l’autre. La sensation d’insensibilité celle du rejet de soi. Le film n’aura alors de cesse d’être une porte d’entrée sur une nouvelle conception du monde. Une invitation à rendre beau l’absurdité, l’inconfort et le vice. Cette partie aurait pu être totalement dans la continuité, à savoir une nouvelle succession de chapitres bien dessinés, construction dorénavant attendue, ou seulement un lent entonnoir vers un final bouclant probablement la scène d’introduction, révélant ce qui précède l’avant rencontre avec Seligman.

Mais Von Trier en fait un film très différent du premier, à la fois tout en cohérence et en rupture, respirant autrement, davantage dans la mélancolie que dans la fulgurance. L’écriture parait alors encore plus imparfaite, moins maitrisée. Après avoir lancé sept chapitres au moyen de son hôte et des objets qui garnissent sa pièce, Joe ne parvient plus à repartir, à enchainer sur une nouvelle parcelle de récit, un nouveau glissement, il lui faudra ouvrir l’œil sur l’invisible, ce qui se cache derrière une trace, l’image d’un pistolet dans une tâche de café, provenant d’une tasse qu’elle avait précédemment, de colère, balancée contre le mur. Cette double parenthèse du titre, refermée sur elle-même, cette vulve schématisée, d’un autre angle, semble s’apparente à l’œil. Le sens se multiplie suivant où le regard se pose.

Le premier volet se fermait sur un coup de théâtre terrible. Le second s’ouvre sur sa déclinaison puis sur un autre coup de théâtre, puisque l’on apprend la virginité de Seligman. Ce confident, cette oreille réceptacle, qui écoute sans juger, qui digresse contre vents et marées, n’est pas le maniaque que l’on attendait, ni ce singe savant ou théoricien ambigu, c’est un désespéré du sexe, quelqu’un qui ne peut concevoir la sexualité de Joe uniquement par le prisme de la parabole et de la métaphore puisqu’il n’en connait pas la transcendance.

La mise en exergue cinématographique entre le cinéaste, le spectateur, Joe et Seligman est telle qu’elle impose un terrain de jeu où se démêlent des antipodes ce qui du même coup n’offre jamais de regard univoque sur chaque situation. A ce titre, la construction est essentielle pour prendre en compte les cheminements. D’abord clairement chapitrée, la narration finit par se lasser d’elle-même (calée en un sens sur les sentiments de sa narratrice) et tout s’éclate au point que Joe en oublie in fine l’explication du sous-titre de son sixième chapitre, le canard silencieux, ce que ne manquera pas de lui rappeler son interlocuteur loquace. Ou plus tard lors de l’évocation de ce nœud de Prusik. C’était votre digression la plus faible, se moque Joe. Comme si Von Trier se moquait lui-même du schéma narratif qu’il avait mis en place. Qu’il l’utilisait comme Lynch l’utilise un peu dans Mulholland drive, à savoir en faisant progresser le récit, le rêve et les concessions, par l’objet, l’amalgame et non en tant qu’entité scénaristique conventionnellement définie.

Rien n’est préétabli, tout est dérèglement. Le père de Joe en quête de son arbre (soul tree) l’avait finalement décelé dans une forêt en plein hiver, quand une fois nus on entrevoit leur âme, lui avait-il dit. Il avait trouvé un grand chêne, lui l’amoureux des frênes. Chacun le trouve un jour, disait-t-il. Et Joe finira par débusquer le sien tout en haut d’une colline. Alors qu’elle venait y trouver la paix intérieure, elle n’y avait trouvé qu’angoisse. Une voix de nulle part l’avait alors guidé en haut de ce chemin de pierre, aimantant son regard vers cet arbre solitaire affrontant des vents terribles. Un arbre à son image, marqué par le sceau de la souffrance.

Le cinéma du danois a souvent évoqué, de près ou de loin, celui du russe Andreï Tarkovski, d’une esthétique très slave dans sa trilogie européenne ou encore d’un ultime plan métaphysique dans Breaking the waves à l’hommage direct dans Antichrist. Mais jamais il n’aura été si loin autant que prépondérant dans chacun des chapitres de Nymph()maniac. Loin dans sa construction, sa plastique, sa dimension. Mais clairement affiché au détour d’une reproduction de la nativité, d’un arbre mort ou d’un romantisme élégiaque. Le septième chapitre porte même le nom du quatrième long métrage du cinéaste russe.

Antichrist, Mélancholia et Nymph()maniac forment une souche complexe où chaque entité répond à l’autre, dans une structure en fleur où toute pétale a néanmoins son individualité. Triptyque du désespoir, sur la solitude et la culpabilité du monde. Von trier a dépassé cette accession à la foi (Breaking the waves, Dancer in the dark) et sa destruction (Dogville, Manderlay) ne lui reste alors plus que sa facette mélancolique, la souffrance inexorable d’un solitaire et s’il faut admettre que ces quatre heures n’échappent pas à certaines lourdeurs, l’ampleur générale force tant le respect qu’il est difficile de s’arrêter sur ces quelques couacs sans doute trop dans l’obnubilation du politiquement incorrect pour retrouver l’inspiration parfaite qui nourrissait ce chef d’œuvre qu’est Melancholia.

Ce politiquement correct est au centre de son récit, au point de s’en servir en revirement d’abord lorsque Joe semble le refuser victorieusement, dans le groupe d’entraide où elle accepte sa nymphomanie comme un don ou du moins un élément constructif important de son identité. Avant de finalement en prendre le chemin en faisant vœu d’abstinence, espérant trouver la paix intérieure qu’elle croit déceler en Seligman, qui ne dit jamais ne pas en souffrir. Tout se brise dans la dernière scène. Quand l’innocent, queue à la main, tente d’en abuser. On ne sait pas si Joe aura éveillé sa sexualité ou bien s’il la masquait à l’instar du pédophile dans l’un des récits contés par Joe. Toujours est-il que Joe affirme alors son pouvoir en refusant de palier à son désir. C’est pourtant sa patiente écoute et ses digressions qui lui auront permis cette expiation de soi douloureuse et d’imposer sa condition de femme. Le film pose d’ailleurs cette question essentielle : Aurions-nous vu le même film et ressenti les mêmes émotions si Joe avait été un homme ? Nymph()maniac devient alors un parfait manifeste féministe, ce que Von Trier a toujours recherché en fin de compte mais qui maladroitement, régulièrement, se transformait en punition, en obstination pour le martyr.
JanosValuska
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le 27 nov. 2014

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