"Il n'y a pas de rapport sexuel" enfin presque pas !

Peu avant d’entrer dans la salle obscure, mon téléphone sonne, mes parents « Salut, alors qu’est-ce que tu vas voir au ciné ? » Oh je ne sais pas encore, certainement le dernier Miyazaki. Bien sûr dès le début j’avais en tête d’aller voir Nymphomaniac, mais je pense que vous auriez eu la même réaction que moi. Alors je me suis enfoncé dans ce siège rouge, avec l’impression gênante d’être venu voir un film porno, mais avec des voisins…


Et bien détrompez-vous, débarrassez-vous de vos préjugés car **NON ce n’est pas un film porno**. Je ne dis pas ça pour me rassurer ne vous en faites pas je me suis armé d’arguments. Dire qu’il n’y a pas de rapports sexuels dans ce film serait vous mentir. Bien évidemment qu’il y a des scènes de sexe dans cette œuvre de **Lars Von Trier**, comment traiter le thème de la **nymphomanie** autrement ? Si vous avez une réponse suggérez la moi ! Le véritable défi qu’a relevé Lars Von Trier dans sa réalisation de ***Nymphomaniac*** est justement le fait d’avoir pu traiter le thème de la nymphomanie sans tomber dans le registre pornographique.
Seligman un vieux juif antisioniste trouve Joe, une femme qui tend vers la quarantaine, sans connaissance et couverte de sang dans une ruelle. Après l’avoir ramenée chez lui, Joe lui raconte son histoire, celle d’une **nymphomane depuis son plus jeune âge** jusqu’au jour où il l’a retrouvée dans cette ruelle enneigée.
Cette présentation de la situation initiale me permet de développer ma thèse selon laquelle ce film n’est pas un film pornographique. En effet, **ce n’est pas sa vie que Joe raconte à Seligman, mais bien son histoire**. La forme du récit, qu’elle divise en plusieurs chapitres thématiques, installe une certaine **distance avec les scènes sexuelles**. De plus, cette distance est renforcée par des retours fréquents à la situation d’énonciation qui permettent au spectateur d'adopter un regard critique sur l’histoire de Joe. Ces retours à l’**unité spatiale et temporelle** permettent à Joe de repérer des détails de la chambre qui deviennent des engrenages de son **conte** comme une mouche de ligne, un livre d’Edgard Allan Poe, un tableau caché derrière une armoire etc. Ces **détails** sont eux-mêmes amenés au rang de **symboles**, ce qui permet d’établir une distance rationnelle avec les scènes de sexe. **Tout fonctionne par analogie**.
Cette **rationalisation** est notamment due à **Seligman**. En tant qu’interlocuteur de Joe, il est également réceptacle critique de son histoire. En effet, les retours à la situation d’énonciation sont fréquemment utilisés lorsque ce personnage intervient pour faire part de son interprétation. Pire qu’un élève de khâgne face à une explication de texte, Seligman est vigilant au moindre détail dans le récit de Joe, qu’il s’empresse de rationaliser. Face à Joe, perdue dans sa **névrose** sexuelle, **Seligman possède le savoir**, il est apte à ramener au concret et à la raison ce qui semble tenir du dérèglement mental. Ainsi, l’utilisation de la **suite de Fibonacci, les comparaisons avec l’art de la pêche, avec la musique de Bach ou encore les personnages de l’antiquité** permettent à Seligman et aux spectateurs de ramener la névrose sexuelle de Joe à quelque chose de parfaitement logique, de **parfaitement humain**. S’identifier à Joe semble impossible, ainsi, Seligman par ses interventions la **réhumanise**. De même cette faculté à rationaliser l’histoire glisse peu à peu d’un personnage à l’autre (voir l’exemple des portes automatiques pour ceux qui l’ont vu).
En ce sens, le film serait presque porteur d’une **dimension didactique**. La progression chronologique de l’histoire de Joe suit le rythme d’un apprentissage sexuel et identitaire. L’apparition de graphiques, de représentation du nombre d’or, de clichés cliniques, donnent l’impression que l’**écran est devenu une sorte de tableau noir sur lequel Lars Von Trier lance des pistes de réflexion à son spectateur**, il l’invite directement, sans l’intermédiaire de ses personnages, à adopter un regard critique dépourvu de tout préjugé sur le sujet principal de son film. C’est avec une forme de **neutralité déconcertante** que nous faisons face aux différentes scènes scabreuses.
Malgré la maîtrise que je m’autorise à qualifier de PARFAITE des procédés de distanciation par Lars Von Trier, cela ne suffit pas à faire un grand film. C’est pourquoi notre ami Lars nous a sorti l’artillerie lourde. L’œuvre fait preuve d’un travail important sur les **sons**. Les bruits de train qui reviennent assez régulièrement rappellent des films comme *Le Train* de Pierre Granier-Deferre qui traite magnifiquement la rencontre amoureuse et *La Bête Humaine* de Renoir qui utilise le train comme symbole de la névrose ; ***Nymphomaniac*** fonctionne comme une synthèse discrète de ces deux procédés.

Il me semble également que du point de vue esthétique Von Trier adopte deux manières de filmer : les scènes d’intérieur sont caractérisées par des plans rapprochés sur les personnages qui à mon sens peuvent représenter l’enfermement, la névrose de Joe, alors que les scènes d’extérieur dévoilent un rapport orgasmique au monde.


Lars Von Trier relève le défi haut la main en traitant la nymphomanie sans tomber dans le pornographique, il adopte et fait adopter, dans une esthétique qui atteint le sublime, un regard critique (quasi brechtien) sur son sujet, qui va dans le sens de la volonté de Joe : **Se sentir de nouveau humaine**.

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le 15 févr. 2014

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Charles Creton

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