Batailles électorales sur fond de blue grass

Il y a quelque chose d'odieux dans O'Brother, qui tient à sa morale finale, morale insidieuse que je souhaite démasquer.
On suit la cavalcade de trois prisonniers, blancs, dans un monde, le Sud des Etats-Unis pendant la Grande Dépression, majoritairement noir. On pourrait critiquer la faible place des noirs dans ce film, relégués à des rôles secondaires et de plus peu charismatiques (par exemple, le guitariste noir). Mais cela apparaît secondaire par rapport à la morale du film. Reprenons.
Nous suivons donc de parfaits losers qui peu à peu, via la création artistique, s'élèvent au rang de popstars. En cela ils respectent le rêve américain, s'élever grâce à l'argent et aux réussites rapides. O'Brother est l'inverse d'un film sage, suivant en cela un autre film comme Mars Attacks: on y fait l'apologie de la réussite individuelle et surtout, nous allons le voir, de l'apolitisme.
Nos trois héros (Clooney, Turturro, Blake Nelson) sont donc en cavale dans le Vieux Sud (clichés en prime: lumière tamisée aux reflets verts, grand soleil et route poussièreuse) et vivent des péripéties calquées sur l'Odyssée d'Homère.
Les frères Coen se servent de l’œuvre d’Homère, de références imagées, pour faire passer un message: quoi que tu fasses, reste apolitique, et donc inscris-toi dans le monde tel qu'il est, sans le changer.
Les trois héros, anticonformistes au départ de par leur condition- même de prisonniers, deviennent peu à peu intégrés au rêve américain de création d'entertainment à des fins de profit.
Les héros, maltraités par les Américains intégrés (disons, bourgeois), que ce soit les Klaners ou la bonne société incarnée par Pappy O'Daniel, vont peu à peu, parce qu'ils produisent de la valeur capitaliste (leur chanson Man of Constant Sorrow), être intégrés, acceptés par le système capitaliste américain fortement incarné par Pappy O'Daniel.
Tout le film selon moi se joue entre Pappy O'Daniel ("esclave des lobbies" comme le dit son adversaire d'extrême-droite Homer Stokes) et le trio précité. Car ces trois mauvais garçons, graines d'anarchistes, révolutionnaires par condition, sont enrôlés à la fin du film dans les visées hégémoniques d'O'Daniel, candidat capitaliste libéral.
Et le film ne dit en rien que ceci est dommage, que des mauvais garçons qui auraient pu inventer d'autres manières de vivre ensemble que le capitalisme (ils ne sont pas racistes dans un monde pourri par celui-ci, ils refusent le travail salarié) finissent consultants politiques, spin doctors de la campagne d'O'Daniel.
Au contraire le film fait pire: il justifie et rend positive cette évolution de nos héros en bourgeois cyniques en montrant en miroir le soi-disant contraire d'O'Daniel: l'extrême-droite.
Et je propose de continuer la comparaison avec nos temps obscurs actuels: la droite contre l'extrême-droite, cette fable, est bien la morale de ce film tout comme elle est celle de nombreux médias français.
En face de Pappy O'Daniel, sympathique cynique, Homer Stokes. Homer Stokes est petit et énervant, n'a pas le charisme d'O'Daniel. Surtout Stokes est un fasciste à 100%: chef du Ku Klu Klan local, il déroule les arguments de l'époque, et toujours actuels, de l'extrême-droite, dans ses discours. Un me frappe particulièrement puisqu'il décrit en filigrane son adversaire O'Daniel: "esclave des lobbies". Nul doute que, même prononcée par ce personnage fasciste et raciste (en paroles et en actes: il organise la pendaison d'un homme), cette sentence est vraie: O'Daniel est bien le candidat du conservatisme. C'est le candidat des bourgeois, des entreprises, bref le candidat intégré, "embedded'. En face, et pour profiter de la misère née de la Grande Dépression en cette contrée rurale, Homer Stokes, le fascisme.
Et ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il n'y a ici qu’une seule alternative: soit le conservatisme cynique, paternaliste, vendu aux multinationales, d'O'Daniel, soit le fascisme tout autant cynique, capitaliste, mais plus scélérat et plus violent, de Stokes.
Et nos héros, héros malgré eux car chanteurs reconnus à la fin du film, de rejoindre ravis O'Daniel pour que jamais rien ne change.

Lanster
5
Écrit par

Créée

le 22 août 2018

Critique lue 293 fois

Lanster

Écrit par

Critique lue 293 fois

D'autres avis sur O'Brother

O'Brother
Vincent-Ruozzi
8

Odyssée burlesque

O’Brother est une comédie. Rien de parvient à décaler la drôlerie constante instaurée par les frères Coen, pas même cette période terrible que fut la Grande Dépression. Un aspect que l’on retrouvait...

le 22 mars 2017

65 j'aime

5

O'Brother
Docteur_Jivago
7

Crossroads Blues ou l'odyssée des Co(e)n

Adaptation très libre de l'Odyssée d'Homère, O Brother, Where Art Thou?, huitième long-métrage des frères Coen, nous emmène en plein Mississippi pour y suivre l'évasion, puis la traque de trois...

le 14 juin 2018

36 j'aime

9

O'Brother
raisin_ver
8

Critique de O'Brother par raisin_ver

Un véritable régal pour les yeux avec ces couleurs légèrement dénaturées comme sur de vieilles photos et également pour les oreilles avec ces belles chansons. Comme dans Le grand saut, où une...

le 10 janv. 2011

36 j'aime

5

Du même critique

Collatéral
Lanster
7

Un taxi nommé Désir

Je viens de voir ce film et j'ai adoré. J'aime beaucoup Tom Cruise, d'une part parce qu'il est beau, d'autre part parce qu'il sait tenir un personnage, l'habiter, par sa maîtrise de la sobriété. On...

le 11 avr. 2020

L'Inconnu du Nord-Express
Lanster
7

Pas si simple pour un passif pacifiste d'éviter un parricide

J'adorais ce film et je l'ai revu récemment: j'ai été déçu, par le rythme et par la façon de filmer. On est loin de Vertigo et ses effets de style. Ici nous sommes dans le cinéma classique, en noir...

le 30 mai 2019