Source : http://shin.over-blog.org/once-upon-a-time-in-hollywood.html


C'est donc tout juste cinquante ans (et quelques jours) après le meurtre de Sharon Tate, l’ancienne épouse de Roman Polanski, que sort en salles le neuvième (et a priori avant-dernier) long-métrage de Quentin Tarantino. Le cinéaste cinéphile vivait à Alhambra, dans les environs de Los Angeles, lorsque la femme du réalisateur du Bal des vampires fut cruellement assassinée par des membres de la secte de Charles Manson dans la nuit du 8 au 9 août 1969. Tarantino n'a alors que six ans, mais certains de ses souvenirs sont demeurés intacts : « Je me souviens de ce qui passait au cinéma et à la télévision, qu'il s'agisse des chaînes locales ou nationales » explique-t-il dans les notes de production. « Les gens écoutaient la radio dans leur voiture : on ne passait pas d'une station à l'autre pour écouter telle ou telle chanson, mais on était branché sur une seule station. On l'écoutait avec le son poussé au maximum et on ne baissait pas le volume au moment où passait la pub : on se contentait de parler plus fort encore pour couvrir le son de la radio ». Des spots sur la radio locale KHJ au feuilleton Lancer de la chaîne CBS, des affiches de films aux panneaux publicitaires old-school, des voitures d'époque aux enseignes lumineuses à néon, des tenues flamboyantes aux plus infimes accessoires, le réalisateur n'aura rien laissé au hasard pour reproduire le Los Angeles de ses souvenirs avec une fidélité quasi maladive ; allant jusqu'à rechercher les rues les plus représentatives de 1969, les plus authentiques, qu'il pourrait filmer sans devoir recourir au "maquillage" numérique. Le résultat est tout simplement fabuleux, et les scènes où Brad Pitt se promène sur Hollywood Boulevard au volant de sa Cadillac Coupe DeVille 1966 – identique à celle de Michael Madsen dans Reservoir Dogs – en sont l’illustration parfaite. Surtout que l'acteur au physique de parfait mâle alpha y transpire de classe à chaque millimètre de pellicule (j'ai d'ailleurs rarement vu quelqu'un incarner la "coolitude" avec une telle intensité).


Toutefois, et malgré ce qu'un tel titre pourrait laisser penser – ce ‹ il était une fois › évoquant aussi bien le cinéma de Sergio Leone que le registre de la fableOnce Upon A Time... In Hollywood s'appréhende davantage comme une évocation historique et onirique, l'instantané nostalgique d'une certaine époque, plutôt que comme une histoire que l'on pourrait réellement raconter. Il serait d'ailleurs assez difficile (et sans doute un peu vain) d'essayer de résumer la trame globale du film en quelques mots ; tant cet assemblage de scènes paraît, de prime abord, sans réelle ligne conductrice. La méthode a de quoi en décontenancer plus d'un, mais ça n'est pas le moindre talent de Tarantino que de justement parvenir à nous livrer un long-métrage absolument incroyable de 2h40, captivant de bout en bout, qui ne semble reposer sur aucune intrigue précise. C'est du moins l'impression qu'il peut donner à première vue. Car, derrière les apparences, le réalisateur a effectivement beaucoup de choses à nous raconter. Once Upon A Time... In Hollywood est une œuvre au scénario dense et complexe, mais pas forcément facile d'accès pour qui n'a pas les références de son auteur. Ce neuvième long-métrage – sans doute son film le plus personnel – est le fruit des souvenirs d'un enfant de six ans ayant été confronté trop tôt à la violence d'un monde qu'il pensait encore innocent. Deux ans auparavant, quasiment la veille de ce sinistre soir d'été sanglant 1969, la jeunesse américaine est encore insouciante et heureuse, portée par le sentiment que le futur sera forcément meilleur. Des milliers de personnes du monde entier se réunissent librement, et font ainsi découvrir au public la contre-culture hippie : c'est le fameux Summer of Love (le passage où Sharon Tate se trémousse au Manoir Playboy, sans avoir conscience de ces lendemains qui déchantent, illustre d'ailleurs particulièrement bien cet état d'esprit frivole). Groupe ô combien emblématique de cette période, c'est aussi en 1967 que les Beatles sortiront l'album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band qui, par ses influences psychédéliques, ses sonorités indiennes et sa pochette aux couleurs vives, synthétisait alors l'essence même de ce Summer of Love et la légèreté romantique du Flower Power (dont le titre 'All You Need Is Love', avec ses idéaux d'amour, de paix et d'unité, deviendra vite l'hymne symbolique).



« Is everything okay? » « Well... The fucking hippies aren't! »



Bientôt, des cinéastes comme Brian De Palma, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Steven Spielberg ou Michael Cimino viendront bouleverser la façon de penser et de faire des films ; à l'image d'une société en pleine révolution hippie. Au sein de cette tranche de vie illustrée par Tarantino, l'Hollywood de l'âge d'or n'a pas encore cédé sa place au Nouvel Hollywood de la décennie à venir. Mais la fin d'une certaine époque se fait déjà ressentir. Ce changement de décade sera ainsi marqué par une atmosphère de violence accrue. Avec la fin du Code Hays, des films comme Easy Rider, Les Chiens de paille, Orange Mécanique, Bonnie & Clyde et d'autres "contenus pour adultes" vont progressivement ébranler les salles obscures (à l'instar du cinéma The Eros que Sharon Tate remarque ici au loin et dont la particularité est de diffuser du porno ; avant qu'il ne soit rebaptisé New Beverly en 2007 suite à son rachat par Tarantino et ne se spécialise alors dans la projection sur pellicule ; format fétiche du cinéaste qui a toujours tourné sur ce support). Mais plus dure encore est la réalité avec les assassinats de Martin Luther King et Robert Kennedy, les émeutes raciales qui mettent des quartiers à feu et à sang, les déconcertantes morts du Festival d'Altamont (cet "anti Woodstock" symbolisant la fin de l'ère hippie) ou encore l'émergence médiatique de tueurs en série brutaux tels que David Berkowitz, Ed Kemper ou Jerry Brudos. Bien qu'il n'ait personnellement tué personne, Charles Manson incarne la figure emblématique de ce bouleversement sociétal à venir. Il n’apparaît ici que l'espace d'une seule scène anodine, sous les traits de Damon Herriman – qui sera également choisi par David Fincher pour incarner le même rôle dans sa série Mindhunter – mais l'ombre du gourou hante indéniablement Once Upon A Time... In Hollywood. Ainsi, lorsque les membres de sa "Manson Family" apparaissent pour la première fois dans les rues de Los Angeles, on les entend chanter 'I'll Never Say Never To Always' ; un morceau qu'il a lui-même écrit. Charles Manson, c'est cet illuminé obsédé par le White Album des Beatles, qui fera de 'Helter Skelter' le chant apocalyptique de la guerre raciale à venir qu'il prophétise (trahissant par la même le message d'amour et de tolérance porté par le groupe mythique du Flower Power). Charles Manson, c'est aussi ce musicien contrarié qui, frustré de n'avoir pu faire produire son disque par Terry Melcher, ordonnera à ses fidèles de se rendre au 10050 Cielo Drive un soir d'été 1969 et d'en assassiner tous les occupants. Le producteur de musique n'habitant plus cette villa, alors louée par le couple Polanski, c'est donc Sharon Tate (l'incarnation même du Summer of Love dans le film) qui en subira les conséquences.


<<< SPOILERS >>> Enfin, tout cela, c'est ce qui serait arrivé si la très réelle Sharon Tate n'avait pas croisé le parcours des fabuleux Rick Dalton et Cliff Booth, ces deux figures romanesques mémorables qui vont changer le destin de l'actrice et de ses amis ; de la même façon que le cinéma aura changé la vie du jeune Tarantino. Pour qui connaît un peu la filmographie de l'enfant terrible d'Hollywood, pour qui a vu Inglourious Basterds ou Django Unchained, et au cas où le titre ne serait pas suffisamment évocateur, il était évident que le cinéaste ne livrerait pas ici une biographie rigoureuse et fidèle à la réalité morbide des faits. Car Once Upon A Time... In Hollywood, c'est un peu la revanche d'un enfant impuissant de six ans face à un odieux crime choquant. Mais c'est surtout la "réalité" fantasmée et idéalisée d'un cinéaste qui tente, par la fiction, de nous venger du réel. Dans la vraie vie, Sharon Tate n'avait aucune chance de s'en sortir. Mais dans la réalité de Tarantino, il y a Rick Dalton et Cliff Booth. Se réapproprier l'Histoire avec un grand H, même dans le cas d'une tragédie aussi effroyable, c'est aussi ça le pouvoir du réalisateur et la magie du cinéma. Tarantino peut ainsi très bien rendre un hommage remarqué à Bruce Lee dans un film – la combinaison jaune d'Uma Thurman dans Kill Bill semblable à celle du petit dragon dans Le Jeu de la mort – avant de "trahir" le mythe dans un autre. Ce que beaucoup semblent d'ailleurs avoir bien du mal à comprendre c'est que, si Tarantino désacralise ici la légende de Bruce Lee, ce n'est pas parce qu'il le déteste (au contraire) ou par racisme (sérieusement ?), mais simplement parce que, au sein de cette uchronie fantasmée qu'est Once Upon A Time... In Hollywood, la légende qu'il cherche à construire est celle de Cliff Booth. Dans un combat réel, il est plus que probable que Bruce Lee aurait rétamé Brad Pitt. Mais Cliff Booth est un personnage fictif et Tarantino décide donc, via le pouvoir de la fiction, de lui donner le beau rôle. Bruce Lee a vraiment existé, il a même véritablement entraîné Sharon Tate – et d'autres (comme Steve McQueen qui apparaît ici sous les traits de Damian Lewis) – avant le tournage de The Wrecking Crew (Matt Helm règle son compte). Mais dans la réalité de Tarantino, le réel doit s'incliner face au fantasme.



« My hands are registered as lethal weapons! »



Il est important de noter que, dans la vraie vie justement, Donald Shea, l'homme ayant inspiré l'inoubliable Cliff Booth, connut un destin nettement moins enviable. Cascadeur ayant véritablement travaillé au Spahn Ranch, lui aussi ira rendre visite à son vieil ami George Spahn, avant que Charles Manson, pensant qu'il les avait dénoncé à la police, n'ordonne à sa secte de le tuer. Parmi ses meurtriers se trouvaient un certain Steve "Clem" Grogan ; le hippie blond aux dents pourries (interprété ici par James Landry Hebert) qui crève un pneu de Cliff Booth, avant que ce dernier ne lui donne une sévère correction. De façon symbolique, Tarantino permet donc à Donald Shea d'être vengé par son avatar fantasmé. Que l'on connaisse ou non cette histoire, lorsque Cliff Booth arrive par hasard au refuge de la "Manson Family", la tension n'en demeure pas moins plus que palpable. Bien qu'il semble improbable, quasi impossible même, que Brad Pitt se fasse ainsi buter en plein film, Tarantino parvient pourtant à nous faire grave frissonner pour son personnage. Face à cette horde de hippies hallucinés (que le cinéaste filme comme les freaks potentiels d'une péloche horrifique à la Massacre à la tronçonneuse), le malaise est total. Encerclé par tous ces rejetons maléfiques tout droit sortis d'un film de Rob Zombie (l'ombre de The Devil's Rejects plane sur toute cette incroyable séquence), on imagine à tout moment que Cliff Booth va y passer. Mais, dans le monde fantasmé de Tarantino, ce héros de guerre à même de défier l'imbattable Bruce Lee ne peut décemment pas se faire laminer par quelques hippies crasseux défoncés... Il y a une chose que l'on oublie trop souvent à mon sens : c'est à quel point Brad Pitt est un acteur doué. Prisonnier de son image de "beau gosse" qui l'aura quelque peu desservi, celui qui fut révélé dans Thelma & Louise, grâce à son physique avantageux, aura pourtant eu de nombreuses occasions de montrer l'étendue de son talent : qu'il s'agisse de Se7en, Fight Club, Snatch, Le Stratège ou bien L'Armée des 12 singes. Ici, non seulement il campe l’imperturbable Cliff Booth à la perfection, mais il déborde aussi d'un tel charisme que ça en deviendrait presque indécent.


Et il fallait bien un acteur de la trempe de Brad Pitt pour ne pas se laisser bouffer par la prestation toujours aussi jubilatoire d'un Leonardo DiCaprio à la justesse de jeu remarquable dans le rôle de cet acteur has-been. Rick Dalton, c'est à la fois une sorte de Clint Eastwood qui n'aurait jamais percé après le succès du feuilleton Rawhide (le fait que le personnage soit invité à jouer dans des westerns italiens n'est certainement pas un hasard vu comment les films de Sergio Leone auront été déterminants dans la carrière du grand Clint), ainsi qu'un Steve McQueen qui ne serait jamais devenu une star de cinéma après Au nom de la loi (série très similaire au Bounty Law du film avec son chasseur de primes héroïque). Le contraste entre McQueen et Dalton est d'ailleurs souligné à nouveau lorsque ce dernier songe au rôle du Capitaine Hilts dans La Grande Evasion de John Sturges qu'il failli décrocher ; une façon pour Tarantino de nous rappeler que le destin de Rick n'aura probablement tenu qu'à un casting. Dans le rôle de cet acteur qui prend conscience que sa carrière est dans une impasse, DiCaprio est vraiment impeccable et son Rick Dalton sincèrement touchant (ce qui est assez inédit chez Tarantino). À ce titre, la scène où il campe le bad guy face à Timothy Olyphant (révélé par la série western Deadwood) est particulièrement éloquente. Affublé d'une veste à franges ringarde et d'une moustache ridicule, Dalton est ici bien loin de son éphémère gloire passée. Et pourtant, celui-ci cherche, malgré tout, à livrer la performance de sa vie. Le décalage entre le grotesque de la situation et le besoin de reconnaissance du personnage a quelque chose de sincèrement émouvant ; surtout lorsqu'il entend la toute jeune actrice surdouée lui avouer : « That was the best acting l've ever seen in my whole life ». Mise en perspective avec l’admirable séquence précédente où Dalton discutait avec elle du métier d'acteur, cette déclaration sonne pour lui comme la bénédiction (tant attendue) de ses pairs.



« I hired you to be an actor, Rick, not a TV cowboy. You're better
than that.
»



Véritable film méta sur le cinéma et les métiers lui donnant vie à l'écran, Once Upon A Time... In Hollywood porte en lui toutes les thématiques chères à son auteur. Particulièrement représentative, cette séquence entre Rick Dalton et la jeune Trudi Fraser témoigne autant de la sensibilité du cinéaste quant au sujet de la condition d'actrice que de la stupidité croissante du "féminisme" 2.0. Incarnée par la brillante Julia Butters, Trudi explique ici vouloir être appelée "actor" et non "actress" ; une formule qu'elle trouve ridicule. Il n'en fallait pas davantage à certain(e)s twittos stupides et incultes pour taxer Tarantino d'odieux misogyne. Une accusation qui est plus absurde encore que le pseudo racisme du personnage de Bruce Lee (entité viriliste arrogante par excellence qui prétend même pouvoir surclasser Cassius Clay avant de se faire ridiculiser). Car, outre le fait que Tarantino réalisa des portraits de femmes fortes aussi mémorables que Jackie Brown ou Kill Bill, et qu'il mis en scène l'humiliation du macho ultime dans Boulevard de la mort, cela ne prend nullement en compte les particularités de la langue anglaise où nombre de fonctions sont désignées de façon neutre : "a singer" (un chanteur, une chanteuse), "a writer" (un écrivain, une écrivaine), et donc "an actor" (un acteur, une actrice). De fait, le terme "actress" traduit plus une coquetterie sociétale qu'une véritable avancée féministe. Loin d'exprimer une quelconque misogynie latente chez son auteur, cette précision sémantique démontre plutôt sa préoccupation réelle quant à la condition féminine. Ainsi, Trudi Fraser – très probablement inspirée par Jodie Foster, militante féministe notoire (tiens, tiens), qui tenait des rôles similaires enfant dans des séries western comme Gunsmoke ou Bonanza – lorsqu'elle insiste pour être désignée comme "actor" (et non comme "actress") affirme très clairement son désir d'être considérée plutôt pour son talent d'acteur (au même titre que ses partenaires masculins) qu'en fonction de son sexe. Ce qu'elle estime être (à raison) méprisant et réducteur. Ah, c'est sûr que c'est légèrement plus subtil et signifiant qu'un hashtag à la con sur Twitter... N'est-ce pas ?


Car chez Tarantino, les hommes ne sont ni meilleurs ni pires que les femmes : ils et elles sont traités sur un même pied d'égalité. Ce qui est une position bien plus féministe que de considérer les femmes comme un "sexe faible" délicat incapable de violence. Par conséquent, chez Tarantino, Uma Thurman découpe en morceaux des hommes (et des femmes) alors que Brad Pitt défonce la tronche des femmes (et des hommes). Une violence exacerbée caractéristique de son cinéma, que d'aucun jugerait gratuite, mais qui trouve cependant ici un sens très particulier. Car ceux et celles que Cliff Booth corrige dans Once Upon A Time... In Hollywood ne sont justement pas n'importe qui. Si ce révisionnisme cinématographique pouvait paraître vain dans Inglourious Basterds, cette version tarantinesque de la nuit du 8 au 9 août 1969 a quelque chose de nettement plus impactant. Ce final brutal et joyeusement cruel est à l'image du sort tragique et abominablement barbare que les adorateurs de Manson firent subir à Sharon Tate et à ses proches. Ceux-ci furent torturés, charcutés, éventrés, Sharon Tate poignardée seize fois par Susan Atkins et périt dans d'atroces souffrances, tandis que son bébé de huit mois suffoquait dans son ventre rond meurtri. Une scène d'horreur absolue qui marqua Tarantino au point de faire (presque) mourir sa fameuse Mariée dans Kill Bill de façon étrangement similaire. Alors au terme de sa grossesse, celle-ci sera la cible des "Vipères Assassines", un groupe de trois femmes et un homme vêtus de noir. La différence étant ici que l'une des trois femmes – justement celle incarnée par Maya Hawke, la vraie fille d'Uma Thurman (ce qui n'est sûrement pas un hasard) – refusera finalement de participer à ce massacre. Dans ces conditions, voir Cliff Booth éclater le crâne de cette ordure de Susan Atkins a quelque chose de particulièrement réjouissant. Et que ceux et celles qui trouvent cette scène misogyne aillent immédiatement consulter un psy, avant d'aller gentiment se faire foutre ! Ici, plus que dans n'importe quel autre film de Tarantino, la violence libère la tension accumulée de façon éminemment jouissive : libérant le spectateur sous haute pression depuis plus d'un quart d'heure, mais libérant aussi et surtout symboliquement Sharon Tate de son funeste destin ; en retournant à l'extrême la violence qu'elle subit injustement dans la réalité contre ceux et celles qui la méritaient vraiment. Ce qui n'est ni gratuit, ni grand guignolesque : ce n'est que la juste revanche de la fiction sur le réel.



« Are you an actor? » « No, I’m a stuntman. »



De manière totalement chimérique (illusoire et temporaire donc), c'est un peu comme si la mort de Sharon Tate – qui avait marqué la fin d'une époque aux yeux du cinéaste alors âgé de six ans – n'avait été qu'un simple cauchemar d'enfant. Ce happy-end fantasmé lui permet ainsi de créer une réalité alternative où le rêve peut se poursuivre. Une tragique nuit de 1969, l'Hollywood de l'âge d'or et Sharon Tate nous avaient quitté. Mais le temps d'un film, ils étaient encore là. Once Upon A Time... In Hollywood permet donc symboliquement à l'actrice de retrouver sa vie volée. Avec son mari Roman Polanski, rencontré durant le tournage du Bal des Vampires deux ans plus tôt, elle formait l'un des couples les plus en vue d'Hollywood et du cinéma. Si Tarantino ne consulta pas le réalisateur de Rosemary's Baby, il obtint toutefois l'accord de la sœur de Sharon Tate. Celle-ci accepta d'ailleurs de longuement échanger avec celle qui allait redonner vie à l'actrice défunte. Incarnée avec une grâce infinie par la lumineuse Margot Robbie, Sharon Tate est pareille à une icône céleste et idéalisée. Chaque scène où elle apparaît la représente en train de danser, un immense sourire aux lèvres, respirant la joie de vivre et la plus parfaite candeur. Symbolisant la légèreté, la fraîcheur et l'innocence de cette époque, l'insaisissable Sharon Tate irradie de bonheur, heureuse de chaque petit moment que la vie lui procure ; qu'elle s'amuse de sa propre performance dans The Wrecking Crew au Bruin Theater, ou qu'elle se rende insouciante dans une librairie acheter pour son mari la première édition de Tess d'Urberville (roman que Roman Polanski adaptera à l'écran dix plus tard et qu'il dédicacera "To Sharon" en hommage à sa regrettée bien-aimée). Que Tarantino face littéralement de l'actrice le cœur de son film, sa pulsion de vie, a quelque chose de très touchant pour ceux qui connaissent son tragique destin. Une question demeure à ce propos : Peut-on éprouver une sincère sympathie pour Sharon Tate sans connaître son histoire ? C'est l'une des principales limites de Once Upon A Time... In Hollywood à mon sens. En l'occurrence, cela ne m'aura nullement pénalisé, mais je comprends aisément que bien des aspects puissent ici dérouter le spectateur néophyte.


Véritable acte d'amour de Tarantino à l'actrice, à la ville et au cinéma, son neuvième film est parsemé de références et de clins-d’œil (une habitude chez le cinéaste) qui ne sont pas toujours évidents à saisir, mais qui rendent le spectacle d'autant plus appréciable ; qu'il s'agisse de sa propre filmographie (Kurt Russell refusant ici d'embaucher un cascadeur supposé assassin après avoir incarné le cascadeur assassin Mike "The Stuntman" dans Boulevard de la mort) ou de rendre hommage à ses modèles (Navajo Joe de Sergio Corbucci "le deuxième meilleur réalisateur de western spaghetti au monde" devenant ici Nebraka Jim, tandis que Operazione Goldman d'Antonio Margheriti se voit transformer en Operazione Dyn-o-mite). Comme à son habitude, Tarantino ne cache pas ses emprunts et n'hésite pas à faire la promotion des films qui ont marqué sa cinéphilie et l'ont inspiré. Et si Once Upon A Time... In Hollywood est peut-être son long-métrage le moins accessible, c'est certainement aussi son œuvre la plus personnelle. Dans cet étonnant conte de fée filmique, c'est un peu comme si Tarantino cherchait à sauver cette femme et, d'une certaine façon aussi, le cinéma qu'il aime tant. Lorsque le générique de fin arrive, Sharon Tate a donc survécu aux sixties grâce à Rick Dalton et Cliff Booth ; comme si le Hollywood des stars montantes, des strasses et des paillettes s'était enfin réconcilié avec celui des ringards, des parias et des oubliés. Sublime ironie du sort, ce sont justement les "ratés" de l'industrie qui finiront ici par la sauver. Plus symboliquement encore, c'est comme si le cinéma avait "sauvé" la vie. Ce que Tarantino illustre brillamment à l'écran lorsque le bouquet final de ce feu d'artifice brutal est donné par Rick Dalton via l'arme d'un de ses propres longs-métrages - The 14 Fists of McCluskey (film de guerre fictif à la purification du mal par le feu mémorable évoquant inévitablement son Inglourious Basterds*)* - pour achever l'ultime menace et enfin rétablir sa stature de héros dans le réel. Même s'il faut bien reconnaître que c'est surtout son fidèle acolyte, le cascadeur Cliff Booth (aidé de sa fidèle chienne Brandy), qui se tapera ici l'essentiel du boulot.



« You’re a good friend, Cliff. » « I try. »



Cliff Booth, c'est vraiment le pote ultime. C'est à la fois le confident impassible qui ne vous jugera jamais, et le mec qui sera toujours là même dans les pires moments. Véritable homme de l'ombre, c'est grâce à lui que l'inévitable est systématiquement évité. C'est par amitié qu'il se rend au ranch de George Spahn pour s'assurer de sa bonne santé. Et c'est aussi par amitié qu'il veille invariablement sur Rick Dalton. La relation entre ce dernier et sa "doublure" aurait été inspiré à Tarantino par celle que Burt Reynolds entretenait avec son cascadeur attitré, Hal Needham. Avant qu'il ne décède prématurément en 2018, la star de Délivrance était d'ailleurs le premier choix pour incarner George Spahn (un énième clin-d’œil montre aussi Leonardo DiCaprio incrusté à la place du jeune Burt Reynolds dans l'épisode 'All the Streets Are Silent' de la série The F.B.I. dans lequel il avait joué). Contrairement à l'immaturité affichée par Rick Dalton, Cliff Booth représente l'imperturbable sagesse et la force tranquille incarnée. Sensé et posé, il protège fidèlement son compagnon dépressif et colérique ; tel un Sancho Panza moderne se sentant responsable du bien-être de son mélancolique alter ego Don Quichotte. La dynamique de ce duo tentant de résister aux temps qui changent évoque aussi Britt Reid et son chauffeur homme à tout faire Kato. Lorsqu'il défie Bruce Lee, Cliff Booth le surnomme d'ailleurs comme dans Le Frelon Vert, et jamais sous son véritable nom (car c'est la légende et non l'homme qu'il affronte). Dans cette fin de conte de fée choisie par Tarantino, si le "prince déchu" Rick Dalton parvient à sauver la "princesse" Sharon Tate, c'est surtout grâce à son "chevalier de l'ombre" Cliff Booth. Ce dernier conservera d'ailleurs une part de mystère jusqu'au bout. Tarantino s'amusant à nous rappeler (au détour d'une réplique de George Spahn) qu'il porte le même patronyme que John Wilkes Booth, cet ancien soldat et acteur qui assassina le Président Abraham Lincoln. Refusant de l'embaucher sur un tournage, le personnage de Kurt Russell affirmera aussi qu'il a tué sa femme. Pour le convaincre, Rick Dalton lui répondra alors ironiquement qu'il pourrait lui faire subir n'importe quoi ; et même lui foncer dessus avec une Lincoln...


Finalement, la question ne sera jamais tranchée et ça sera au spectateur de décider si, oui ou non, Cliff Booth a tué son épouse. Peut-être Tarantino cherche-t-il ici à nous montrer la force des liens unissant envers et contre tous ses deux héros (« une amitié qui ne peut pas résister aux actes condamnables de l'ami n'est pas une amitié » affirmait le philosophe Alain). Ou peut-être s'agit-il juste d'une évocation distanciée du décès tragique de Natalie Wood, morte noyée suite à une chute de bateau ; et dont la culpabilité de son mari Robert Wagner continue encore à faire débat. En l'espèce, il parait assez difficile de trancher (surtout que le film contient bon nombre de niveaux de lecture). Ce qui est en revanche plus évident, c'est la volonté manifeste de Tarantino de refuser à Charles Manson l'honneur de devenir un méchant de cinéma iconique. N'apparaissant furtivement que dans une seule scène fantaisiste sûrement inventée, il s'amuse même à remettre en doute sa responsabilité directe en suggérant que Charles "Tex" Watson pourrait bien être le véritable instigateur de cette attaque. Le gourou mégalomane n'intéresse pas Tarantino, et cela est parfaitement cohérent avec son désir de rendre à Sharon Tate son destin brisé. Il suffit parfois d'une simple rencontre, ou d'une non rencontre donc, pour changer une vie. Avant qu'elle ne fasse connaissance de Polanski, l'actrice semblait d'ailleurs cantonnée à des rôles inconséquents dans des films insignifiants ; à l'instar de The Wrecking Crew (sorte de sous James Bond peu mémorable avec Dean Martin) qu'elle décide d'aller voir en salle. Désormais au firmament de sa carrière, celle-ci s'amuse de ce passé vaudevillesque un peu ridicule qui fait rire les spectateurs. Mais ce n'est pas le cas de Rick Dalton qui vit très mal sa déchéance artistique ; comme en témoigne l'épisode de la série Lancer qu'il tourne au même moment. Le montage en parallèle de ces deux séquences représente une formidable mise en abyme : puisque l'on y voit d'un côté Leonardo DiCaprio (magistral) interpréter Rick Dalton qui lui-même interprète Caleb DeCoteau ; et de l'autre Margot Robbie regardant la véritable Sharon Tate sur grand écran qui se remémore le tournage de ce même film. Dans cette uchronie fantasmée, les trajectoires de Rick Dalton et Sharon Tate semblent irrémédiablement liées : ce dernier permettant au destin de l'actrice défunte de littéralement basculer, avant que celle-ci ne change à son tour la vie de celui dont le destin n'aura peut-être tenu qu'à un casting, ou à une simple rencontre.



« When you come to the end of the line with a buddy who is more than
a brother, and a little less than a wife, getting blind drunk together
is really the only way to say farewell.
»



En dépit de l'apparente simplicité de ses enjeux, Once Upon A Time... In Hollywood nécessite quand même une certaine période de digestion afin d'en apprécier toute la saveur. S'il s'avère tout à fait possible d'éprouver un plaisir immédiat lors de sa découverte, le scénario concocté par Tarantino est d'une telle richesse - l'aboutissement de toute une carrière de cinéaste cinéphile cinéphage - qu'il nécessiterait presque au spectateur d'effectuer un travail de recherche similaire à l'auteur pour en saisir toutes les subtilités. Sans aller jusque là, il semble toutefois raisonnable de laisser mûrir un peu cette œuvre aussi dense que complexe pour l'apprécier à sa juste valeur, et la redécouvrir probablement avec un regard nouveau. Si certaines longueurs peuvent parfois paraître inutiles, elles sont en fait nécessaires à la dramaturgie d'un film qui prend volontairement le temps de faire monter la pression avant d'envoyer la sauce. Tel un bon verre de cognac, Once Upon A Time... In Hollywood se savoure. Comme Cliff Booth lorsqu'il calme son impétueuse chienne affamée Brandy (le montage sonore de la scène est d'ailleurs un vrai régal), le cinéma de Tarantino exige une certaine patience chez le spectateur. Pendant qu'une inéluctable menace se profile sournoisement, nos deux amis vont donc prendre le temps de se soûler la gueule et de se défoncer la tête. Le réalisateur laisse la tension s'installer lentement et le sentiment de peur s'insinuer insidieusement en nous, jusqu'à ce que la pression en devienne quasiment insupportable. Mais lorsque l'explosion de violence libératrice tant attendue surgit enfin, le plaisir du spectateur n'en est que décuplé. Et c'est aussi ça la force et la maîtrise du cinéma du Tarantino. Rien n'est gratuit ici. Parfaite illustration du fusil de Tchekov (ou plutôt devrais-je dire du "lance-flamme de Dalton"), chaque élément mis en avant finira par trouver son importance dans le récit. Quant à toutes ces scènes délibérément contemplatives, elles reflètent aussi la nostalgie ressentie par Tarantino pour cette époque. Une époque qu'il n'a pas réellement vécu, mais qu'il aurait tellement voulu vivre. Et sans doute aurait-il lui aussi aimé accompagner Cliff Booth - cet archétype représentatif d'un temps où le charisme et la virilité avait encore un sens noble (et où les acteurs avaient encore de vraies "gueules" de cinéma) - dans une rutilante Cadillac Coupe DeVille pour d'interminables virées en bagnole dans les artères d'asphalte et de néon de Los Angeles.


Lorsque l'on constate avec quel soin il a reconstitué le Hollywood de cette époque, on comprend aisément son envie de ne jamais quitter ces rues. Quelques temps après la fin de la séance, j'ai d'ailleurs également ressenti ce manque, et moi aussi regretté cette ambiance si particulière que le réalisateur avait su retranscrire sur pellicule. Tout semblait alors si idyllique. Les voitures semblaient plus belles, les boutiques plus chaleureuses, les hommes plus nobles, les femmes plus élégantes, et les verres de Bloody Mary certainement plus savoureux encore. Les stars de l'époque pouvaient encore se balader librement dans les rues d'Hollywood, et personne ne ressentait le besoin de fermer les portes à clé. Tout cela changera irrémédiablement au lendemain de ce tragique 9 août 1969. Après plus de deux heures quarante féeriques passées à bord de cette magnifique Cadillac de 1966, le retour à la réalité, avec ces transports en commun impersonnels et ces voitures modernes dépourvues de la moindre identité, parait lui aussi bien terne et déprimant en comparaison. Alors, même si tout cela est faux et que personne n'est dupe, on ne peut que comprendre ce besoin de prolonger le rêve. Mais parce que Tarantino n'a pas voulu ici faire juste un film cool à la Pulp Fiction ou Kill Bill (malgré un choix de chansons toujours aussi délectable), Once Upon A Time... In Hollywood sera très probablement, comme le fut Jackie Brown en son temps, l'un des films les moins bien considérés de son auteur. Et peut-être davantage encore, tant le travail d'introspection personnelle qu'il a réalisé ici risque d'en dérouter plus d'un. Mais comme le fut Jackie Brown il y a déjà quelques années aussi, Once Upon A Time... In Hollywood restera comme l'une de ses plus belles réussites. Car Tarantino n'est pas que le cinéaste de l'exagérément cool et de la violence outrancière, c'est aussi et surtout un passionné qui aime (et maîtrise) son art comme peu d'autres dans le milieu. Avec True Romance (dont le titre n'avait donc rien d'ironique), le jeune Quentin voulait prouver qu'il était capable d'écrire un vrai film romantique. Avec Once Upon A Time... In Hollywood, l'expérimenté Tarantino démontre à présent qu'il peut aussi nous offrir une véritable déclaration d'amour. Et bordel, quelle magnifique déclaration d'amour ! Puissent les portes de ce rêve hollywoodien ne jamais se refermer...

Shinémathèque
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le 19 sept. 2019

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[Ciné Club Sandwich] Trois films offerts pour le prix d'un.

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorable à un système de notation. Seule la critique...

le 17 août 2019

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