Etant attiré par la qualité photographique des films de Kubrick et par les thèmes qu’il traite souvent de manière pertinente, ayant été impressionné par 2001, convaincu par le réaliste Sentiers de la Gloire, et absolument foudroyé par le flamboyant Barry Lyndon, Orange mécanique restait le seul « Kubrick majeur », si l’on en croyait les critiques dithyrambiques, que je n’avais pas vu et que je devais voir.

Bien qu’averti de l’extrême réalisme avec lequel le thème de la violence s’y trouvait traité, je gardais insolemment le préjugé que ce film aurait mal vieilli, que la violence y serait représentée de manière naïve et dépassée ; « voyons, je suis du XXIème siècle, je suis bien habitué au gore et au choquant ! » Eh bien au moins de ce point de vue, le film réussit parfaitement son pari ; en matière de violence on est « servi » : 2 scènes de viol, plusieurs de tabassage assez cruelles, un acte de water-boarding dispensé par des policiers ex-comparses, un meurtre à coups de phallus géant ( « It’s a very important work of art ! »), une partouze à trois en accéléré, de la torture médicale expérimentale, à tel point que l’on finit par percevoir la prison comme un havre de paix et de civilité. Certaines scènes sont traumatisantes et non, le film n’a pas mal vieilli. C’est un film terrible dont on ressort étourdi, presque souillé, un film que l’on regretterait même d’avoir vu.

Au-delà de l’esthétique trash que je veux bien comprendre fracassante pour 1971, la thèse du film, c’est-à-dire le livre écrit par un certain Anthony Burgess, est acclamée ici et là comme visionnaire, anticipatrice. Mais d’ailleurs, quel est le sujet du film ? Il faut quand même une belle récompense quand on s’est fait du mal à regarder ça ! Est-il éthique de traiter médicalement, éventuellement contre leur gré, des criminels pathologiques ? Cela serait le thème ; eh bien cela ne m’inspire pas des masses. Alex est tellement indéfendable intellectuellement et moralement que l’on ne peut guère avoir de remord, encore moins de sympathie à son égard ; faites-lui ce que vous en voulez d’Alex, moi ça m’est égal ! Ce sujet ne m’a pas inspiré, et ne pourrait me faire réfléchir bien longtemps avant que je ne m’ennuie. Ensuite, plus largement, il est aussi communément prétendu que Burgess imagine une société d’un futur proche où la violence extrême règnerait, et attention ! on va jusqu’à dire que c’est une bonne anticipation, c’est-à-dire que des Alex courent dans les rues aujourd’hui. Là je pense qu’il faut arrêter : le thème de de l’insécurité, de la violence est bien connu dans les débats politiques contemporains, et le parcours de ce thème nous mène très souvent à des égarements de l’étude rigoureuse de la réalité historique, qui, elle, requerrait de nous beaucoup d’attention. Il y a des historiens spécialistes de la délinquance, du fait divers pervers, et que leurs travaux confirment ou infirment la thèse de notre film, en tout cas sans leur lecture en parallèle, la qualité prétendue anticipatrice de ce film n’est rien, c’est une dystopie parmi d‘autres. Après une brève enquête, il est bon de savoir que, certes, les crimes violents ont augmenté des années 70 jusque dans les années 90 dans les pays développés, pour diminuer cependant jusqu’à nos jours et atteindre un niveau historiquement bas. On n’y verra donc difficilement un élément pour crier au génie anticipateur.

Donc l’anticipation se révèle hasardeuse. (Et que dire du goût immodéré de notre brave Alex pour Beethoven, qu’il sait même orthographier correctement ? Franchement, Beethoven est-il une source d’inspiration crédible pour les agissements d’un voyou/pervers violent ? Dommage que Burgess n’ait anticipé les segments les plus hardcore du hardrock et du rap à venir, qui eux, sont bel et bien produits par et pour des violents, mais Beethoven, franchement… )

Donc je pensais que l’esthétique du film aurait vieilli, j’avais tords ; je pensais que le thème du film serait génialement lucide, j’avais aussi tords.

Le thème social d’anticipation étant pessimiste et un peu raté, le sujet d’éthique ne m’intéressant pas, j’ai fini par visionner ce film comme une suite gratuite de scènes ultra-violentes, certes très bien filmées. En effet puisque la thèse que le style très choquant devait servir échoue, ou du moins reste brouillonne, il faut conclure que celui-ci n’est plus qu’une énième émanation exagératrice d’une Angleterre broyant son malaise de l’Empire perdu, une Angleterre résumée à du cul et des briques. S. Kubrick est toujours distant avec ses personnages, qui parfois en sont à peine, tant ils sont noyés, insignifiants, dans un souvent sublime océan photographique ; ici cette distance amorale vire à la complaisance, et je crois que c’est cela qui me gêne le plus ; d’ailleurs Burgess aurait désavoué le film.

Bon, j’en retiens qu’Orange mécanique est au mauvais ce que Barry Lyndon est au bon goût, et que je n’aurais jamais fait assez confiance à Stanley pour voir ce dernier en 1975 si j’avais vu ce premier 4 ans plus tôt !

PS : Peut-être y-a-t-il des thèmes que je n’ai pas su remarquer ? Le thème des politiques flairant toujours la récupération même là où la puanteur déborde, celui des parents impuissants, ineptes ? L'Alex qui finit star de la presse ? Peut-être avais-je été aussi trop obsédé par la fausse idée que ce film serait effectivement une anticipation géniale, ce qui m’a empêché de le prendre autrement ? Je ne sais pas, mais on est obligé de soupçonner certains d’acclamer ce summum de mauvais goût juste « parce que c’est Kubrick, voyons ! ».
Phil75
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de Stanley Kubrick

Créée

le 7 déc. 2014

Critique lue 484 fois

Phil75

Écrit par

Critique lue 484 fois

D'autres avis sur Orange mécanique

Orange mécanique
Grard-Rocher
9

Critique de Orange mécanique par Gérard Rocher La Fête de l'Art

[L'histoire se déroule en Angleterre dans un futur proche. Alex Delarge est un jeune homme peu fréquentable et fou de Beethoven. Le malheur est que la violence, le sexe l'obsèdent autant que sa...

140 j'aime

25

Orange mécanique
Sergent_Pepper
7

Glandeurs et décadence.

2001 s’ouvrait sur un écran noir : c’est pour le rouge qu’opte Orange mécanique. Dans la filmographie si hétérogène de Kubrick, Orange mécanique n’est pas un film aimable. Son ton, son propos et son...

le 7 juil. 2014

118 j'aime

10

Orange mécanique
Wakapou
9

Critique de Orange mécanique par Wakapou

Il y aurait deux façons, ainsi, d'apprivoiser la terrible fresque que nous dépeint ici le génie d'un Kubrick. Si "Orange Mécanique" se réduit bien au contrepied d'une Angleterre des années 70,...

le 10 nov. 2010

100 j'aime

6

Du même critique

Andromaque
Phil75
10

Pentagone à quatre pour une Histoire sans fin

Je ne m’attarderai pas sur la forme si ce n’est pour dire que dans Andromaque, Racine atteint la perfection dans le rythme des vers (« Dois-je oublier Hector… »), dans la succession des vers en...

le 29 juin 2017

3 j'aime

À bout de souffle
Phil75
8

Pas dégueulasse du tout !

Franchement ce film est une agréable surprise. Je m’attendais à un film prétentieux, chiant, qui aurait vilainement vieilli et qui finalement se rétame la gueule. Et bah non il m’a bien plu ! Alors...

le 9 janv. 2016

3 j'aime

À bord du Darjeeling Limited
Phil75
9

Si l'on a inventé la couleur...

Si l’on a inventé le film en couleur, ce doit être pour The Darjeeling Limited. Le style de Wes anderson est toujours aussi magnifique, et il arrive parfaitement à appliquer ses mouvements...

le 8 déc. 2014

3 j'aime

2