OtherLife
6.1
OtherLife

Film de Ben C. Lucas (2017)

Matrix, Inception, et Black Mirror sous DMT

C'est une claque quasi Kubrickienne que je viens de me prendre.


Tout dans ce film relève du génie, à commencer par la qualité filmique irréprochable, digne d'un Matrix pour son esthétique, et à la portée qui frise parfois un 2001 l'Odyssée de l'Espace pour sa dimension cosmique et humaine. La qualité photographique, la lumière, les couleurs froides, les décors, tout est aussi aspirant qu'un travelling de Kubrick dans l'univers informatique de Néo, avec une touche de cyberpunk gothique qui rappelle le courant artistique de la fin des années 90 (période à laquelle a été écrite le bouquin qui a inspiré le film, si je ne m'abuse), mais très minimaliste et mis au goût du jour sur les questions actuelles liée à la réalité virtuelle. Toute l'esthétique du genre a été retravaillé, avec une maestria qui est un véritable soulagement après toutes ces années d'errances. On se prend à penser, entre deux moments, qu'il s'agira probablement d'un film marquant la décennie, même si aujourd'hui il est très difficile de percer entre la quantité de films à haut budget qui s'entassent.


Mais ce qui étonne dès le début et tout du long, c'est la grande qualité des dialogues, très réalistes et qui ne jurent à aucun moment avec le sérieux du propos. Pas une fausse note, pas un marronnier. Rien ! Les plans, les cadrages et la dynamique du montage et des dialogues respirent le film culte d'envergure.


Le casting est très bon, autant dans les personnages secondaires que les protagonistes : l'actrice principale, d'une beauté divine avec une pointe de masculinité fragile, transmet cette perfection et l'intelligence insondable du personnage, qui réussira à résister à la machination tout entière par son génie d'interprétation de la réalité, même lorsqu'elle sera poussée à bout. Il y a du Nikita en elle, et une présence à la Motoko de Ghost In The Shell. Voir un cerveau féminin de cette envergure nous raccommode avec tout un pan de notre passé misogyne. J'aime les femmes de cet acabit, et je dois avouer que j'ai été fasciné. L'actrice n'est pas qu'un simple mannequin, elle porte tout entier son rôle comme s'il était son naturel, et rentre entièrement dans son personnage. On est un peu dans le cas de Keanu Reeves pour son rôle de Néo dans Matrix, avec cette coïncidence heureuse du physique et de la fonction : sauf qu'ici il s'agit du monde de la programmation, de l'ingénierie, et Néo fait figure de pantin téléchargeant des vidéos de Kung-Fu à côté de cette remise à plat des stéréotypes socio-professionnels. La grande classe n'est plus ici une question de baston et de philosophie hors-champ, mais de matière cérébrale concrète. L'associé de l'héroïne, lui aussi, est bien dans son genre de Mark Zuckerberg un peu trop excité par l'ascension de leur entreprise et l'inocuité de la technologie qu'ils veulent voir se démocratiser. Même s'il ne joue qu'un rôle mineur avec d'autres, la simplicité efficace du casting fonctionne.


L'écriture a été maîtrisé de long en large, et qui plus est sous la direction de Kelly Eskridge, l'auteur de la nouvelle "Solitaire" qui en est la source. On imagine le délice d'avoir monté un tel chef-d'oeuvre... Le scénario, absolument bluffant, vous fera vous relever à moitié dans votre siège, la bouche ouverte, en admiration devant le choix judicieux de la thématique composée avec le même soin et la même puissance évocatrice que la série Black Mirror. Il y a d'ailleurs un passage très explicite, et certaines référence directes à la série, ou à d'autres films de la même trempe. Je pense à Mémento pour l'aspect torturé et la condition de prisonnier du destin, qui revient souvent dans la série sus-mentionnée et a fortiori dans ce film.


Matrix revient aussi parfois, de part son thème sur le passage du réel à l'imaginaire, mais aussi notamment avec des clins d'oeil comme une scène tournée avec un plan caméra en plongée qui rappelle étrangement celle du passage clouté et de la femme en rouge, et les déformations géographiques du début du film s'inspirent largement de l'inventif Inception. Classiques immanquables dans tout bon film sur la réalité qui se respecte. Mais l'aspect poétique sur la question du goût de vivre renvoie plutôt finalement à The Discovery et aux implications morbides du sens de la réalité et de l'intérêt de fuir notre condition, lorsque la frontière avec l'au-delà devient tangible et dépassable.


D'autres références, plus ésotériques comme des figures géométriques faisant écho au basculement entre les dimensions supérieures, ou le miroir, sont modestement placés de ci de là pour donner une petite touche à l'ensemble. On est loin d'une minutie à la Kubrick (auquel je n'arrête plus de faire allusion depuis que j'ai vu "Room 237" il y a deux jours), ni d'une oeuvre à la portée absolument mystique, mais l'effort est jouissif. A noter par exemple, la veste d'agent de sécurité que porte l'héroïne à un moment, et sur laquelle est inscrit le sigle de son entreprise, sigle qui s'avère aussi être celui d'une célèbre molécule liée à la modification de conscience...


Sur le fil du miroir, telle la protagoniste du jeu Mirror's Edge ou d'Ewan Mc Gregor dans The Island, la femme à l'esprit de génie doit lutter pour s'échapper d'un odieux piège, ou de celui que son subconscient lui tend peut-être. Entre réalité et paranoïa, il est aussi question de l'amour d'un frère, et du coma.


De cette oeuvre subjuguante, on retient une belle tentative de marquer par le rassemblement de références connues, au travers d'une esthétique originale et novatrice, et par un dénouement émotionnel en parfaite symétrie avec notre nature rationnelle. Ainsi l'histoire se referme-t-elle comme une plaie, sans douleur. Le générique de fin, lui-même, s'enchaîne avec le contenu du film dans le but de laisser cette trace indélébile dans le réseau neuronal du spectateur, et dans sa fractale ontologique nichée au plus profond de ses ravins corticaux. Afin que le monde persistent dans lequel nous sommes, ne soit pas qu'une souffrance à laquelle nous pouvons échapper par l'artifice, mais un sens et un choix, que chacun doit assumer sans l'aggraver.


Très chouette moment passé dans mon fauteuil ce soir.

Héraès
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le 19 oct. 2017

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