C'est un condensé d'humanité qui se découpe en ombres inquiétantes sur les murs gris de cette petite banlieue parisienne.
Un petit bout de planète coincé entre un terrain vague boueux et un vieil immeuble balafré.
Un morceau de macadam où s'ébat bruyamment une faune disparate et pourtant si commune, si semblable.
Une vie de quartier banale entre ses petits commerçants gouailleurs, ses vagabonds fouineurs de poubelles, ses mères de familles vigilantes et ses ouvriers fatigués naviguant de petits boulots en comptoirs de bistrots.

Mais aujourd'hui, il flotte dans ce ciel gris comme un air de flonflon, une odeur sucrée de barbe à papa, comme un sourire qui viendrait déchirer le fil monotone des jours.
C'est la fête foraine qui arrive !
La fête qui vient déverser ces flots de bruits et de lumières sur le pavé humide de ce faubourg délavé.

Pourtant, au beau milieu des préparatifs pour les festivités, une tragédie vient assombrir ce ciel de lampions multicolores.
Dans une poubelle, le corps sans vie d'une femme. Un crime !
C'est la stupéfaction chez le petit peuple. Les braves gens du coin sont bouleversés par la nouvelle, tout le monde est sous le choc. A l'exception peut-être d'un certain Monsieur Hire.

Un drôle de monsieur ce Hire, pas très causant.
Un homme bizarre qui prend des photos de coins de rue, qui immortalise la misère, qui fixe la laideur sur pellicule. Une personne bien étrange, en effet: Un célibataire des plus rangés, pas d'amis connus, des airs snobs presque dédaigneux, une carcasse immense ...Et une de ces gueules ! ...Bref, un original.

Hélas, les originaux, dans le quartier, on n'aime pas trop ça.
Les gens qui marchent à côté de la ligne blanche, ces gens qui suivent "les chemins qui ne mènent pas à Rome" on les montre du doigt dans le coin, on les marque d'une croix indélébile sur la poitrine.
Et malheureusement, Monsieur Hire n'emprunte pas ces chemins balisés, préférant avancer seul et prendre les contre-allées.

Mais la rumeur, le brouhaha populaire, les potins de coins de bistrots ont déjà élu leur coupable à ce suffrage universel du doigt pointé.
Et l'arrivée de la belle Alice, ce cauchemar aux yeux de braise qui incendie le cœur de ce pauvre célibataire, ce cauchemar fatal et inexorable travesti en un doux rêve éveillé vont précipiter la chute de l'étrange Monsieur Hire...

1946. Duvivier rentre de son exil américain et peine à retrouver du travail et son statut d'antan.
Il va se pencher sur le roman de Georges Simenon "Les fiançailles de Monsieur Hire" où il trouvera, dans la noirceur de ces pages (et grâce à une adaptation très libre de Charles Spaak et Duvivier lui-même), un écho troublant à son retour des Etats-Unis et à une après-guerre houleuse et vindicative.

Nous sommes, dès le début du film, dans cet univers connu et reconnu, la signature de ce grand cinéma français d'avant-guerre: le quartier populaire, les petites gens, les fêtes foraines, les clochards et les putes.
Duvivier promène sur ces chemins balisés (qu'il a lui même défrichés) où tous les codes du réalisme poétique sont à l'oeuvre. Mais les petites gens ne sont pas comme d'habitude, le sourire n'est plus aussi franc, le cœur tient moins bien sur la main, quelque chose s''est cassé.
L'espoir, l'envie de vivre de ces années folles, de cet entre-deux-guerres cicatrisant s'est écroulé avec les restes fumants d'une Europe dévastée. L'optimisme béat et enfantin de "La belle équipe", l'espérance désenchantée du front populaire piétinés par les bottes sanglantes du deuxième conflit mondial.

Le réalisme poétique a souffert dans cette guerre. Il a, lui aussi, laissé des plumes dans la bataille.
La guerre l'a définitivement amputé, l'a entièrement délesté de cette poésie humaniste, de l'illusion du "plus jamais ça!".
Si la forme n'a pas bougé, si les faubourgs du pauvre Paris restent gris et poisseux, si les manèges et leurs lumières artificielles illuminent encore les murs salis et les gueules cabossées des prolos parisiens; le fond, lui, s'est considérablement endurci.

Cette poésie du pavé, cette béatification du prolétariat est derrière nous.
Nous sommes dans une autre époque, les mômes sont devenus des hommes, la réalité ne fait pas de cadeaux, le réveil est douloureux.
C'est une autre France que nous donne à voir Duvivier.
Cette France qui ne lui a pas pardonné d'être parti aux Etats-Unis, cette France qui menace tout et tout le monde, qui tond les femmes en pleine rue, qui se venge des coupables comme des innocents.
"Panique" est aussi cet écho macabre d'une fin de guerre qui n'en finit pas.

Duvivier creuse son réalisme poétique, le vide de sa noblesse, cette noblesse des sentiments, chasse l'optimisme de l'entre-deux-guerres à grands coups de pieds et abandonne son romantisme aux chiens.
Il remplit sa coquille vide. Sa belle coquille aux zooms soignés, aux cadrages intelligents, entre contre-plongées inquiétantes et gros plans équivoques sur le visage angélique de Viviane Romance.
Il remplit cette coquille des sentiments les plus vils, d'un pessimisme glacial, d'une vision de l'humanité violente et désenchantée.
Il fait ramper l'insidieuse rumeur dans ces ruelles humides comme un serpent venimeux, ce serpent qui prend en chasse l'excentrique Monsieur Hire (Michel Simon magnifique. Monolithique et pourtant si fragile) le poussant jusqu'au bout du chemin, jusqu'à la fin de sa course folle.

"Panique" est le film des illusions perdues, du rêve brisé.
Un réveil vaseux sur un coin de trottoir. Un souvenir embrumé et lointain, le souvenir heureux d'un bonheur simple et paisible qui se transforme en une gueule de bois cauchemardesque.
Le coma d'un style, d'un art, d'une humanité, placés en mort cérébrale durant quelques années et se réveillant, hébétés, avec le même visage, la même carcasse mais le cœur sec, complètement vidé.
Un retour à la réalité terrifiant où les hommes ne passent plus par le filtre trompeur du fantasme prolétarien ou des idéaux humanistes mais sont exposés là, sans fard, dans toute la laideur et la bêtise de la nature humaine.

La guerre est finie.

La naïve euphorie de l'enfant exécutée d'une balle dans la tête par le cynisme brutal de l'adulte.

Bienvenue dans l'immédiat après-guerre.
Ze_Big_Nowhere
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Créée

le 20 sept. 2014

Modifiée

le 24 sept. 2014

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Ze Big Nowhere

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