Le genre de nullité typique de Bong Joon-ho.


Indéniablement, le film est mis en scène avec puissance : plans larges et déplacements pas trop rapides inscrivent avec force les personnages dans le décor, lui aussi très réussi : étroit, encombré et sale chez les pauvres, vaste, vide et propre chez les riches.


Les idées visuelles traduisent souvent la hiérarchie sociale : les riches habitent tout en haut, les pauvres tout en bas et dans un entresol bas de plafond, le fuyard-prisonnier volontaire au fin fond d’un labyrinthe d’escaliers glauques. Les positions physiques des personnages traduisent aussi cette hiérarchie : quand les riches reviennent de camping, le couple est allongé sur un grand canapé tandis que les pauvres sont coincés et serrés sous la table basse (et n’ont qu’une hâte, en partir, alors que le couple riche passera la nuit sur le canapé). De même dans la chambre de la fille riche, elle est sur son lit mais le fils pauvre est caché sous son lit. C’est un peu toujours la même chose mais c’est assez frappant.


Mais ce film réduit ses personnages à néant et ne repose que sur son intrigue : c’est un festival d’idées arbitraires et brutales.


De la psychologie pour personne


D’emblée les pauvres sont des parasites d’autres pauvres (profitant du Wi-Fi de la voisine), sont sales (le cafard sur la table) et bâclent leur travail (les cartons à pizzas). La suite confirmera qu’ils mangent salement (le soir où la famille riche part faire du camping). Ils n’ont pas d’objectif à long terme (le père pauvre dira qu’il faut n’avoir aucun plan pour être heureux, c’est-à-dire pas désagréablement surpris). Quand ils commencent à avoir de l’argent, ils ne déménagent pas, et, ça alors, ça permettra une scène spectaculaire… Bien sûr, leur invasion progressive de la famille riche ne pose problème moral à aucun d’entre eux.
Chez les riches, la femme est complètement cruche et l’homme complètement vide. Heureusement ils sont tous les deux très élégants.
Le couple de prisonniers (volontaires, la gouvernante et son mari fuyard) est inexistant : on connaît ce qu’il faut de leur passé pour justifier la présence du mari, sa femme l’aime et fait beaucoup pour lui et c’est tout.


Les scènes entre pauvres, entre riches, entre riches et pauvres, entre pauvres et prisonniers, ne développent jamais rien, bien au contraire. Parfois c’en est même frustrant et sidérant : la fille riche est attirée par le fils pauvre ? On n’en saura pas plus. Le fils riche prend des leçons avec la fille pauvre ? On n’en verra jamais. Comment cela se fait-il ? Réponse plus bas.


Voilà donc pour la psychologie, on voit déjà que c’est assez subtil. Peut-être trop pour le réalisateur, qui va consciencieusement tout ruiner par des invraisemblances qui arrangent bien l’intrigue mais qui finissent d’enfoncer les personnages dans l’abstraction.


Les pauvres ont un incroyable talent


Les pauvres parviennent tous du jour au lendemain (dirait-on) à adopter des attitudes, à jouer la comédie des domestiques stylés, à singer les manières de la grande bourgeoisie. Mais rien dans leur passé ne vient justifier ces capacités. Non seulement cela enfonce les pauvres comme des manipulateurs, mais c’est parfaitement incroyable. La preuve que ça ne va pas de soi, c’est que l’adaptation à un milieu social plus riche est en partie le sujet de (sans ordre) Chaînes conjugales (le premier retour en arrière), Ambre, Rebecca, Pygmalion et My Fair Lady, La Poupée, Escrocs mais pas trop, Sept morts sur ordonnance


Le fils pauvre prétend donner des cours d’anglais et réussit à bluffer en donnant une stratégie à son élève, ce qui impressionne la mère mais elle ne l’a toujours pas entendu prononcer un mot d’anglais, alors qu’elle ne lui faisait pas confiance et qu’elle voulait assister au premier cours.
La fille pauvre a cherché « art-thérapie » sur Internet et devient une artiste expérimentée doublée d’une thérapiste de talent qui parvient à abuser la femme riche. Or celle-ci l’aurait interrogée une minute sur l’art, elle l’aurait percée à jour.
La mère pauvre sait faire la cuisine et trouve naturellement l’attitude d’une gouvernante dévouée et efficace qui a fait ça toute sa vie.


Seul le mari pauvre manque régulièrement de dépasser les bornes dans son langage (« franchir la ligne », comme dit le mari riche) mais, coup de chance, son patron s’en fiche…


Les riches n’ont ni culture ni usages


Or tout cela n’est possible que parce que la femme riche, malgré ses déclarations de prudence, fait confiance immédiatement à tout le monde, en particulier à des gens rencontrés le jour même, ou presque, contre des gens fréquentés depuis des années et surtout elle ne vérifie absolument rien. Entre Internet et les officines privées au service des riches (y compris pour se procurer des domestiques !), ce n’étaient pourtant pas les moyens qui manquaient.


Est-ce une manière de dire que le capital culturel n’existe pas et de critiquer les riches dans la réalité qui seraient fiers du leur ? Peut-être mais c’est peu probable, jamais le film n’affirme que ces riches sont particulièrement dépourvus d’un tel capital. On voit notamment le mari riche travailler dans son entreprise de haute technologie, la science et la technique sont de son côté, c’est bien clair. Les pauvres et le prisonnier n’ont que le Morse, c’est un peu plus rudimentaire…


Une intrigue centrée sur le spectacle


Tout ce qui tourne autour des personnages est donc bien trop facile et n’est là vraiment que pour faire avancer l’intrigue : il faut que la famille pauvre s’installe dans la maison, alors les choses sérieuses pourront commencer.


Mais quand on voit des personnages aussi inexistants, on comprend que les mobiles vont être tout à fait primaires et ils le seront. On sait que la gouvernante virée à tort reviendra se venger, on sait que quelqu’un finira enfermé dans le bunker et que ce ne sera pas le fuyard. On connaît la finesse des films de Bong donc on sait qu’il y aura des morts violentes, sanguinolentes et grotesques… et on se doute que ce seront les riches qui vont prendre, à tout le moins.


Il y a deux très longues scènes chez les riches dans la deuxième moitié du film : la soirée où les prisonniers volontaires sont découverts et la garden-party pour l’anniversaire du petit garçon riche. Dans la première, le problème des personnages est constamment d’être vu, de maîtriser l’autre, de se cacher des maîtres, bref on est dans des jeux pour enfants, pas dans un film pour adultes. Dans la deuxième il s’agit de se venger en donnant la mort : les pauvres entre eux ou entre riches et pauvres.


Les problèmes des personnages se résument à leurs actions : épier, se cacher, dominer physiquement, tuer ou être tué… et dire que des « critiques » (genre Philippe Rouyer) parle de film politique, ce n’est pas sérieux… on pourrait avancer que ces rapports physiques violents ne sont que la métaphore des rapports de rivalité et de domination qui existent dans la réalité, mais ce qu’on nous montre est tellement simpliste et grossier…


Entre les deux scènes mentionnées, Bong se fait plaisir, avec une assez longue scène d’inondation : des pluies torrentielles ravagent la ville et inondent les logements dans le bas de la ville, donc ceux des pauvres. Cela lui permet de faire une scène spectaculaire et impressionnante où l’appartement des pauvres est inondé d’un mètre d’eau et où les toilettes avec tout leur contenu débordent plusieurs fois, on imagine que ça doit être drôle… du pur spectacle, rien de plus.


Des corps seulement


L’intrigue est donc centrée sur l’action des personnages, notamment l’utilisation de leur corps. Le problème est qu’il les réduit presque entièrement à leur corps… et à donc des animaux, en cohérence avec cette dictature de l’intrigue.


Que voit-on des relations entre la femme et mari riches : leurs caresses sur le canapé, un point, c’est tout. Au risque de se faire surprendre par leur fils qui dort en face d’eux, ce qui laisse penser que c’est bien là l’essentiel de leurs rapports. Leurs corps suffisent au metteur en scène. Aucune scène dialoguée ne développe jamais leurs relations.


Entre pauvres, il ne s’agit que survivre (physiquement) semble-t-il, car leurs scènes ensembles sont souvent des scènes de repas : dans leur logement, le soir où les riches vont faire du camping et surtout, dès qu’ils sont tous les quatre employés par les riches, la première chose qu’on les voit faire, c’est aller se goinfrer au restaurant… Il leur faut entretenir leurs corps et ça leur suffit…


La seul chose qui n’est pas banale dans les relations entre riches et pauvres, c’est le dégoût du mari riche pour l’odeur du mari pauvre. Mais il n’y a aucune considération morale ou de classe là-dedans, c’est seulement la réaction d’un corps face à un autre corps…


Contrairement au cinéma classique, un film peut se passer de psychologie explicite et suggérer des abîmes de complexité chez ses personnages. Le cinéma moderne (après 1960) le prouvera (Andreï Roublev, Muriel ou le Temps d’un retour et des dizaines d’autres).


Un film peut même se passer entièrement de psychologie, même implicite. Miklós Jancsó et Theo Angleopoulos ont fait des films politiques ainsi mais les acteurs sont essentiels : pour leurs corps en mouvement suggérant les oppositions politiques chez Jancso ; pour ce qu’ils incarnent, pour leur classe souvent, nombreux et pas toujours faciles à identifier non plus, chez Angelopoulos.


Mais cette réduction des personnages à leur corps et des relations humaines aux sensations des corps les uns sur les autres est anti-humaniste (puisqu’un homme a évidemment une intériorité qui, si elle est difficile à saisir, ne le résume pas à son corps). Elle ruine aussi toute éventuelle interprétation politique.


Bienvenue au Moyen-Âge


C’est difficile de ne pas comparer le film avec d’autres, à commencer par le célèbre La Servante de Kim Ki-young, que je trouve très lourd et appuyé, où une jeune domestique s’immisce dans une maison avec l’intention de se faire épouser par le maître des lieux. Dans un autre genre, The Servant montrait un domestique prenant progressivement le pouvoir sur son maître.


Ici ni relation amoureuse, ni lutte pour le pouvoir… et c’est bien ça qui fait rire quand on entend l’expression lutte des classes à propos de Parasite. Est-ce pour faire autre chose, ne pas se comparer à ses modèles plus ou moins prestigieux ? Toujours est-il que dans le film, la famille pauvre et le couple prisonnier ne cherchent nullement à prendre le pouvoir, se contentant de profiter des riches. On peut gager que s’il n’y avait pas eu le couple prisonnier, les pauvres auraient continué de la même façon… le mari pauvre aurait peut-être tué pour le mari riche pour la même raison, sur une impulsion.


L’apparition du prisonnier et de sa femme est un retournement de situation qui empêche complètement d’opposer les riches et les pauvres, il a pour effet d’opposer les pauvres entre eux. Quand on pense au Couperet, on pleure : la lutte des travailleurs entre eux et leur élimination successive servaient le capitalisme puisque l’être le plus adapté, le plus prêt à tout survivait… jusqu’à l’apparition d’un plus fort que lui, que le capitalisme allait utiliser. C’était imparable.


Finalement la lutte des classes dans le film se réduit au dégoût du mari riche pour le mari pauvre et à son meurtre. Mais même là, c’est d’une insupportable grossièreté : tout d’un coup, pris d’une impulsion, le mari pauvre poignarde le riche. Ce serait censé représenter la vengeance de la classe ouvrière sur la classe dominante ? C’est aussi raffiné que la fin de La Cérémonie de Chabrol, réalisateur que Bong a d’ailleurs cité en recevant la Palme d’or (avec Henri-Georges Clouzot, ce qui laisse rêveur quand on repense à la complexité du Corbeau et de Quai des Orfèvres… peut-être qu’il n’aime que La Prisonnière, qui sait…)


Ainsi ce geste meurtrier est complètement banalisé, alors qu’il a donné lieu à tant d’explorations passionnantes en littérature (Shakespeare, Crime et Châtiment, Le Tunnel, Lumière d’août, De sang-froid…) et au cinéma (De sang-froid encore, Images, De la vie des marionnettes, Série noire, Léo en jouant « Dans la compagnie des hommes », Eaux profondes, L’Obsédé en plein jour, L’Incinérateur de cadavres, L’Etrangleur de Rillington Place …). Il est tout à fait cohérent de la part de Bong de réduire le meurtre au geste d’un corps contre un autre mais c’est tellement facile et trivial…


Pour finir, les parasites du film, c’est bien clair, c’est tout le monde sauf les riches. Les pauvres parasitent les riches et le prisonnier parasite les pauvres, mais les riches ne parasitent personne et surtout pas la société, ainsi qu’une interprétation généreuse voudrait bien nous le faire croire. Ils ne font de mal à personne, sauf en imposant le travail le dimanche à leurs employés. Est-ce de l’exploitation dans le film ? Pas sûr du tout car les pauvres ne protestent pas et ne discutent pas les conditions de cette journée, de toute façon ils ne discutent jamais leurs conditions de travail avec leurs patrons, donc tout semble leur convenir, à moins qu’ils soient trop débiles pour y penser.


En fait on aurait dû s’attendre à cet aspect politique bidon, car le génial Bong nous avait déjà entrouvert sa subtilité auparavant : dans Snowpiercer - Le Transperceneige, les gentils pauvres se révoltent contre les méchants riches mais on apprendra à la fin du film que le meneur de la révolte, le vieux sage John Hurt, était de mèche avec le chef des riches, merci pour le cynisme complaisant et nihiliste.

Totof
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le 3 juil. 2019

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