Une grande essentialisation de la politique fondée sur le conflit

Spoil


Parasite est un film très français, je trouve. Français non pas dans sa construction filmique ; il n'y pas d'hommage au cinéma français ni à la culture française, ce n'est pas le propos du tout. Français non pas dans son cadre social, qui reste le cadre de la société sud-coréenne (bien que l'on constate que la haute bourgeoisie s'occidentalise beaucoup, comme dans beaucoup d'autres pays non-occidentaux). Je trouve Parasite très français ni dans son fond, ni dans sa forme mais dans son objet, son but et sa structure narrative (et non filmique). Nous assistons véritablement, pendant la première heure au moins, à une grande pièce de Marivaux, où le travestissement sociologique de L'île des esclaves par exemple, ou de La Fausse suivante (qui est, de plus, un vrai travestissement, au sens littéral) est remplacé par le parasitage, par l'occupation. Comme dans le théâtre français classique, Bong Joon-ho fait naviguer les entités politiques entre-elles, comme dans le théâtre français classique, le politique se personnifie, comme dans toute la tradition littéraire et même cinématographique française, le politique et surtout la politique (car il y a une différence entre le politique et la politique) occupe la place centrale de l'oeuvre (ce qui est le cas de réalisateurs comme Renoir, Godard, Chabrol et d'écrivains comme Hugo, Stendhal, Céline). Car c'est incontestablement un film bien plus politique que social.


On peut rétorquer que c'est avant tout un film sur la lutte des classes. C'est vrai ! Mais la politique se fonde sur la lutte des classes, justement. L'homme n'a rarement été autant un animal politique, pour reprendre l'adage aristotélicien, que dans ce film. On pourrait même dire que ce film, au-delà d'être très français, est très grec : la politique, c'est une prise de conscience... La prise de conscience de la conflictualité qui existe dans la cité. Il n'y a politique que s'il y a conflictualité ; et dans Parasite , il y a tout le temps conflictualité, également au sein des mêmes classes sociales. Rarement le conflit n'a été aussi bien traité, presque aussi bien que Jean Renoir dans La Règle du jeu , le plus grand film de politique (et donc de conflit) que j'ai pu voir. Parasite , ce n'est pas la projection de deux modes de vie qui s'affrontent ; cela serait tellement réducteur... Si Parasite projette quelque chose, c'est bien l'essence même de ce qu'est la politique. C'est un exercice auquel je ne m'attendais pas du tout avant de voir le film ; et on peut voir que Bong Joon-ho dépasse encore plus, dans le propos, ce qu'a pu proposer l'année précédente Kore-Eda avec Une affaire de famille . Ce n'est pas un hasard si ces deux films ont été successivement primés à Cannes (qui n'a, à mon sens, rien à voir avec le fait que les deux films soient asiatiques, mais bien sur ce qu'ils disent de la politique et du politique dans une société qui le comprend de moins en moins et le rejette).


Il y a donc un aspect théâtral explicite. Comme je le disais, le spectre de Marivaux semble hanter une grande partie du film. On peut même y retrouver du Beaumarchais, notamment dans Le Mariage de Figaro , cette même tension et ce même "dosage" de l'action pour expliquer fondamentalement la politique. Et comme chez Marivaux ou Beaumarchais, il y a beaucoup d'humour. Parasite est un film drôle, véritablement drôle. La finesse des dialogues, les quelques quiproquos, le surréalisme de certaine scène, voire leur absurdité, ne cesse de donner une tonalité profondément comique au film. Même certaines scènes cruelles sont teintées d'une forme de comique ; je pense notamment au petit détail qui fait que le père de famille assassine son homologue bourgeois. Le père de famille réagit à ce geste répugnant, mesquin et surtout plein de dédain et de mépris, qui est ce geste répulsif quant à l'odeur du pauvre, du prolétaire. La situation est terrible, le meurtre également, et pourtant on ne peut que comprendre l'acte, et surtout, nous n'en sommes pas choqués. Le talent de Bong Joon-ho, c'est justement l'expression de la drôlerie tout au long du film, qui va presque de soi... Bong Joon-ho n'en oublie pourtant pas la tension remarquable qu'il peut y avoir dans certaines scènes, notamment celles qui se déroulent dans la cave cachée. Tension extrême et humour ne sont pas antithétiques, loin de là. Je ne sais plus qui disait que dans toutes grandes oeuvres, aussi tristes et pessimistes qu'elles puissent être, il y a toujours de l'humour. Que c'était finalement la marque même d'une grande oeuvre, du chef d'oeuvre.


C'est un film également très poétique ; le sens du cadrage est absolument génial, avec une variété de plan impressionnante. La façon dont Bong Joon-ho joue avec le cadre et le plan... Il alterne les plans très théâtraux, où l'action et les protagonistes sont au centre du cadre, parfois presque de face, avec des plans très cinématographiques, où il use du hors-champ de manière exceptionnelle ; toute l'action n'est pas filmée, et c'est à ça que l'on peut dire que c'est un véritable film de Cinéma et non du théâtre filmé. Un film théâtral ne veut absolument pas dire que le film s'apparente à du théâtre filmé : cela reste du cinéma ! Dans l'expression film théâtral, c'est bien théâtral qui est l'adjectif et film qui est le nom. Mais c'est un film théâtral, car là aussi, dans son utilisation du cadre et du plan, tout en faisant un véritable film de Cinéma, il s'inscrit dans une logique du théâtre politique. Il utilise le cadre, le plan et le positionnement de l'action et des protagonistes tel un dramaturge politique. La mère de famille, dans son rôle de bonne, s'apparente aux nombreuses Lisette chez Marivaux (nom donné à la majorité des bonnes dans les pièces de Marivaux), notamment dans sa gestuelle et dans la manière d'occuper l'espace ou non, d'occuper le cadre / le plan ou non. Et c'est peut-être encore plus le cas avec la première bonne. Mais le film est film et reste film parce qu'il respire le Cinéma ; car, même si l'action est pratiquement omniprésente, il y a tout de même des moments d'inaction. Au théâtre, l'inaction n'existe pas. Au Cinéma, on sublime parfois l'inaction, ce que fait très bien ici Bong Joon-Ho.


J'avoue avoir été un peu déstabilisé par la fin ; quelque part, j'aurais aimé que le film se termine sur cette tuerie dans le jardin. Disons que je n'ai pas intégré, ou digéré cette fin, même si elle est indéniablement réussie et qu'elle constitue une des parties les plus poétiques du film, notamment la narration de ce rêve par le fils. On y retrouve là une poésie très japonaise (certainement sud-coréenne aussi, mais je connais très mal cette culture, même à travers le cinéma), la poésie d'un Kore-Eda, d'un Aoyama, ou même, éventuellement, d'un Kurosawa (cf Dodes'Kaden , plus grand film sur le rêve qu'il m'ait été donné de voir). Quand on a plus rien, il nous reste toujours le rêve, le pouvoir d'imaginer ; il ne reste plus que ça au père, dans Dodes'Kaden , comme il ne reste plus que ça au fils, ici, dans Parasite ; mais ce pouvoir là est tellement salvateur.


Parasite est un très grand film, une très grande satire ; il y expose et explique avec une aisance et une virtuosité cinématographique ce qu'est la politique. Son essence la plus profonde, la raison de son existence. La lutte des classes n'en est que la conséquence ; et dans Parasite , elle n'est pas le propos, mais le prétexte (et donc, également, la conséquence). Car le propre de la politique, c'est le conflit.

Reymisteriod2
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le 8 oct. 2019

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