Les historiens du cinéma distingueront probablement deux périodes dans l’œuvre de Pedro Almodóvar. Il y avait les films subversifs, excentriques, à la permissivité sexuelle féroce, qui crachaient en riant au visage de l’Espagne traditionnelle et catholique (Le Labyrinthe des Passions, Matador, Attache-moi…). Et, depuis La Fleur de mon Secret, il y a les films de la maturité, s’éloignant toujours plus du roman-photo bigarré et du kitsch exubérant, et dont Parle avec elle demeure l’ouvrage le plus achevé. Définitivement affranchi des surenchères de la movida folklorique, l’ex-trublion madrilène y développe la bouleversante histoire d’amour et d’amitié entre deux hommes au chevet de deux femmes éperdument chéries, ayant sombré dans le coma. L’une était danseuse, renversée par une voiture un jour de pluie. L’autre était torera, gravement encornée dans l’arène. Elles avaient des vies, elles n’ont plus que ces princes charmants qui les veillent. Le premier, Benigno, est infirmier mais aussi coiffeur, esthéticien, manucure, brodeur, bavard comme une pie. Il parle avec elle, lui relate ce qu’il fait, ce qu’il voit, comme s’il croyait à la vertu nourrissante du verbe, persuadé qu’elle entend tout de ce qu’il lui dit. Le deuxième, Marco, est journaliste et écrivain argentin, grand flandrin ténébreux au crâne dégarni et à la barbe de trois jours, marchant lentement comme John Wayne ou Robert Mitchum. Soudain confronté au corps inerte de sa compagne, il ne trouve pas les mots à lui adresser ou ne juge pas utile de le faire. Alicia, celle à qui l’on parle, reprendra connaissance (on est ici dans un Ordet scandaleux et inversé ou le devenir-mère fait revenir la femme à la vie au lieu de la tuer). Lydia, à qui on ne parle pas, mourra. Le film résonne ainsi comme une supplique, une invitation à libérer la parole, antidote à la solitude, ce grand manteau qui engonce l’humanité, et au silence, la pire prison qui soit, mais dont on scie les barreaux avec le langage. Elle est par excellence le véhicule nécessaire des trajets invisibles qui composent cette galaxie à quatre éléments humains dont le scénario d’une admirable labilité et la mise en scène extraordinairement douce et généreuse organisent les orbites, en les infléchissant sans cesse pour privilégier les forces de l’émotion sur les lois de la physique. Jusqu’à, peut-être, un miracle qui ressemble à une Annonciation.


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Pour Benigno, la parole appartient à une construction triangulaire, comme une danse à trois temps qui l’entraîne dans sa ronde. Il y a un temps pour l’œil (voir en silence, de la fenêtre de sa chambre, Alicia danser), un temps pour la bouche (raconter ses expériences à la jeune fille inanimée) et un temps pour la main : masser le corps somptueux et sensuel d’Alicia, rendu érotiquement désirable par la caméra afin d’en préserver toute la beauté. Ce corps est en demande, en attente d’être ré-electrisé, magnétisé. Les gestes de pendule dispensés par l’infirmier lui redonnent l’élan. Mais l’amour fou de Benigno le pousse à outrepasser les codes de la morale et de la loi. C’est pourtant l’enfant qu’Alicia attend de lui qui la rendra à la conscience, en une délicate chorégraphie de sacrifice et de résurrection. L’hôpital où il a trouvé une place pour prendre soin de sa bien-aimée s’incarne davantage comme un sanctuaire compassionnel que comme un simple lieu de guérison. Un havre d’harmonie qui dissimule les différences et aplanit les souffrances, même si l’intrigue bascule bientôt dans la tragédie intime, qui joue elle-même sur le fil du rasoir : pour redonner la vie, encore faut-il déjà savoir la donner, quitte à la perdre soi-même. En accords étendus et à corps éperdus, le cinéma d’Almodóvar croit fondamentalement en l’image, à la fois comme construction et comme reflet. Il relève également d’un tabou, d’un interdit à exorciser que chacun doit assumer en face jusqu’à en rester interdit, pour accepter l’inacceptable d’une passion hors du commun que seule la mort pourra défaire. Ainsi le cinéaste s’impose-t-il en héritier des grands mystiques espagnols : Luis Buñuel en premier lieu, dont il prolonge le versant pathologique, la tentative d’apprivoisement d’une certaine folie non socialisable (La Vie Criminelle d’Archibald de la Cruz pour le dispositif soulignant la force infinie de la pulsion scopique, Viridiana pour la tentation à abuser d’un corps endormi).


Lorsque, dans la première séquence, Benigno et Marco se retrouvent côte à côte à une représentation du Café Müller de Pina Bausch, ils partagent le même plan, regardent dans la même direction et semblent envahis par une même émotion paroxystique. L’un pleure, l’autre le regarde. On imagine qu’ils assistent au spectacle ensemble, qu’ils forment peut-être un couple. Un à un, le film dément ces énoncés. Ils ne se connaissent pas, tous deux sont hétérosexuels, le regard de Benigno sur Marco exprimait davantage la compassion que le désir, et ce dernier finira par révéler qu’il sanglotait ce soir-là à cause d’une histoire d’amour douloureuse. En construisant des hypothèses qu’il prend plaisir à systématiquement déjouer, le réalisateur atteint une totale maîtrise de l’art du récit. Chaque scène corrige les significations de la précédente, dégage une nouvelle piste fictionnelle, selon une logique de déport éblouissante. La prodigalité narrative de Parle avec elle accouche d’un puzzle virtuose qui jongle avec une suprême habileté de la chronologie, joue de détours inattendus et de ramifications complexes, construit un audacieux système de flash-backs, d’ellipses et de réminiscences renseignant peu à peu sur les pensées et le passé plus ou moins lointain des personnages. Si Almodóvar est un cinéaste de l’artifice, fabriquant les composants de la scène qu’il agence et les rapports entre eux, il ne s'emploie jamais à impressionner ou à s’approprier le monde. Il s’agit au contraire chez lui de tout redonner au spectateur, en lui ouvrant une place immense et en s’effaçant lui-même avec un sourire. L’un de ses secrets de magicien consiste à accorder la composition artificielle et ostensiblement énigmatique de l’édifice aux virevoltes ébouriffantes du script, tout en préservant son équilibre subtil, sa puissance affective, son authenticité sentimentale.


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Dans Parle avec elle il n’y a pas que les corps qui souffrent ; la raison vacille aussi et les âmes n’en finissent pas de chavirer. Ressourcée aux sortilèges immémoriaux du spectacle vivant, la narration vibre à l’unisson du chant (Caetano Veloso, soufflant Cucurrucucú Paloma d’une voix chaude et feutrée), palpite avec la danse ou consacre l’effusion du sang dans les rituels tauromachiques. Cette circulation entre les arts et les modes d’expression dialogue avec le motif central de la transmission — entre le ciel et la terre, la parole et la chair, le matériel et le spirituel, les yins et les yangs. Le film organise une charade de flux et d’énergies, une ronde de transfusions diverses, successives et réciproques, dont la sève irrigue le moindre recoin. Le projet cultivé depuis toujours par le cinéaste, et plus que jamais transformé avec ce quatorzième long-métrage, est considérable. Il consiste à redonner au mélodrame toute sa densité émotionnelle, toute sa pâte profonde et souffrante, quand il n’est plus souvent qu’une ombre blafarde et utilitaire éclairée au néon. Parce qu’il croit au pouvoir rédempteur de la fable, Almodóvar se risque aux situations les plus improbables, déchaîne les coups du sort et multiplie les reconnaissances fortuites ; mais force est de constater que cela fonctionne à nouveau. La foi du spectateur est restaurée, comme sous l’effet d’un filtre de jouvence, tandis que résonne l’orage des sentiments et que s’alignent les obstacles à l’amour et à la réalisation du bonheur. "Bigger than life" ne serait qu’un doux euphémisme s’il s’agissait de caractériser tout ce que l’écran se charge de recueillir dans cette complainte de l’intime, dont les couleurs ocre et brune, sienne et moutarde, réinventent la palette des Borzage, Sirk ou Minnelli, avec une nette inclination pour les pastels de la mélancolie, là où effleurent de longs et lancinants secrets.


Avec Parle avec elle, l’œuvre d’Almodóvar passe ainsi définitivement du cri au chuchotement, de la verbalisation agressive (le militantisme queer, la levée des tabous du franquisme) à la censure des récits à double fond, des blocages symboliques et des déplacements et replis de l’inconscient. Comme ces grands peintres recourant à une palette de plus en plus réduite, l’auteur cherche une croissante économie de moyens. Parmi quelques évidents motifs hitchcockiens (la mère étouffante qui n’est qu’une voix de Psychose, l’architecture de Fenêtre sur Cour, la pulsion nécrophile de Vertigo) se glisse une référence plus inattendue : L’Homme qui rétrécit, où l’horizon phobique du héros était de ne plus appartenir au visible, d’entrer en la ligne de mire de son chat puis d’une araignée, créatures velues et vagins dentés prêts à l’engloutir. L’inversion joyeuse opérée par Almodóvar dans le court-métrage muet, décapant et poétique, qu’il intègre au mitan du récit, tient à la positivation de cet affect de dévoration. Quand le petit homme, miniaturisé par son imprudente Frankensteine, profite du sommeil de sa belle pour s’engouffrer et se perdre dans ses profondeurs, on est violemment arraché au réel pour atteindre la fin du monde, celui de l’infilmable frôlé. La scène est superbe parce qu’elle cristallise le seul moment où le film exulte et jouit, tel cet amant réduit pris de vertige et prêt à défaillir face à l’immensité du plaisir à explorer. Après le nirvana revient le régime de réalité, réinstaurant in fine un emboîtement de regards. Marco observe Alicia, qui se sait observée, et il aura fallu des vies, des morts, une transsubstantiation, pour qu’un sujet prenne enfin le risque de confronter l’expression de son désir à celui ou celle qui peut librement le valider ou le disqualifier. Sur scène, des danseurs du Tanztheater dessinent une farandole de couples enlacés. La chaîne de la vie a été remaillée, dans un décor abondant de végétal et d’eau en constant ruissellement, parfaite métaphore de l’œuvre. Une figure élégante en est une autre : Geraldine Chaplin, fine comme un roseau, maître de ballet, soliloquant plus que parlant, proche des deux veilleurs et de leurs spleeping beauties. Sirène des barres et des musiques, elle croit aux contes de fées qui dansent. Mais si les fées sont cruelles, Almodóvar est tendre, et son film amer et parfumé comme une amande.


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Thaddeus
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le 3 févr. 2019

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