Après tout ce temps, avoir la chance de découvrir aujourd’hui le premier film de Ryûsuke Hamaguchi fait office de trésor retrouvé sous les flots. Comment décrire autrement cette émotion que tout premier film, de la part de réalisateurs majeurs, suscite forcément ? Il y eut La Pointe courte (1955) d’Agnès Varda, Shadows (1959) de John Cassavetes, La Balade sauvage (1973) de Terrence Malick, Little Odessa (1994) de James Gray, bien d’autres encore... Et en ce jour : Passion, qu’Hamaguchi réalisa en 2008 dans sa fraîcheur vibrante. Le fond, plus que jamais, l’emporte ici sur la forme.


C’est l’histoire d’un homme et d’une femme qui aurait pu être banale mais n’aurait pas fait un film. Une histoire de jeunesse, d’amour, de rupture, de trahison… Il aura suffit que le couple annonce son union pour qu’un son de cloche discordant retentisse ailleurs, pas celui d’une église, mais d’une intériorité qui s’oppose, fulmine : « Je ne sais pas qui je suis, alors, je deviens libre ». La nuit arrive et avec elle, d’obscurs objets de désir, l’alcool qui grise les sens, les mots qui fusent comme des comètes et prononcent leurs vœux, non, pas ceux du mariage, mais de l’amour, le grand, le vrai, le probable, quoiqu’inexistant. Lui se retrouve en plein huis-clos chez une ancienne amante, à se complaire dans un jeu de dupes avec deux amis – l’un, d’ailleurs, aime sa compagne et lui, d’ailleurs, aime cette amante. Il y refait le monde pour mieux détruire le sien. Elle réalise que ce bonheur affiché est illusoire et, portée par l’angoisse ou le soulagement, expérimente déjà l’abandon conjugal dans son appartement de nuit. La crise du couple, par effet de contagion, ne tarde pas à gronder en chaque membre de leur entourage. Sauf qu’à force de laisser Marivaux sous l’orage, celui-ci rembarrera, vexé, mots doux et faux-semblants. Pour ne laisser que la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sans ornement. Il apparaît très vite que, tous amis, ils se détestent au fond. Tous en couple, ils en aiment souvent un(e) autre... Chacun prendra alors la mesure de ses actes, dans des scènes de vérité sublimes, hors normes, éclatantes.


Passion a des airs de Nuits de la pleine lune (Eric Rohmer, 1984) au Japon et ne cache pas l’influence du film. Comme un levier magnétique, la nuit soulève les personnages hors de leurs déterminations sociales, les laisse planer dans leurs rêves, leur bouillonnement intérieur. Si hauts placés dans le monde – celui du désir – ils chavirent un instant. En oublient la mesure. Dans leur pure complexité émotionnelle, les mots adviennent finalement comme des pavés destructeurs. Mais le talent d’Hamaguchi pour questionner notre capacité à nous réinventer et réparer le monde bosselé des vivants se révèle vite au grand jour - et pour la première fois - dans ce petit laboratoire originel des passions humaines où tout son univers est condensé, jusqu’à son sujet fétiche : la libération de l’individu, cherchant à se défaire des carcans du groupe, du couple, plus globalement de la société. Et l’organisation nipponne est en effet parfois bien corsetée ! En toute humilité et grâce, il transforme des aspirations de prime abord inconciliables en rencontres ultimes, épargnées. À l’instar de la réaction du protagoniste masculin à la toute fin du film qui fait se redresser l’édifice savamment détruit, avec une preuve d’amour. Celle-ci est bien plus forte que la simple mention d’un charme (« J’aime la forme de ton menton »), qu’un rival aura déjà dite. C’est en fait une déclaration de remords, limpide, sans laquelle il n’aurait jamais su mériter l’amour, l’amitié, sa vie. À l’époque de Passion, Hamaguchi rêvait peut-être d’un monde où tout pourrait être partagé, et sauvé par les mots. Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? En tout cas, une chose est sûre : on a envie de toutes les connaître!

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le 8 mai 2019

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