Chaque matin, il se réveille à côté de la femme qu’il aime et puis après, il fait la même chose, tous les jours. Il s’appelle Paterson, il est chauffeur de bus et il vit dans la petite ville de Paterson, New-Jersey, là où vivait William Carlos Williams, ce poète qu’il admire tant. Elle s’appelle Laura.


Chaque matin, il est ramené depuis les profondeurs confortables du sommeil jusque sur son lit grâce au pouvoir silencieux de sa montre argentée, il regarde le cadran dans la lumière matinale qui inonde doucement la pièce pour les envelopper de sa douce chaleur, la regarde monter doucement sur le mur, voit la frontière entre le jour et la nuit se déplacer vers le plafond, remet la montre à son poignet, écoute Laura raconter le rêve qu’elle a fait cette nuit-là, prend un bol de Cheerios sur le comptoir de la cuisine, part au travail, marche sous les mêmes arcades de briques rouges, devant les mêmes vielles usines, à côté des même graffitis, s’installe derrière le volant de son bus, conduit à travers la ville, parcourt les mêmes routes, prend les mêmes carrefours, attend aux mêmes feux, voit défiler les mêmes bâtiments, le même parc, les mêmes statues et s’arrête aux mêmes arrêts. Le midi, il mange son sandwich en face de la chute d’eau et le soir, il promène son chien et s’arrête dans un petit bar pour boire une bière et discuter depuis le dessus de son verre, et dès qu’il le peut, il écrit des poèmes, et quand il n’écrit pas, il pense à ce qu’il va mettre dans sa poésie. Tous les jours. Du Lundi au Vendredi. Pendant ce temps-là, à la maison, Laura semble faire quelque chose de différent tous les jours, trouver une nouvelle occupation pour chacune de ses journées.


Chaque matin, il se réveille à côté de la femme qu’il aime et puis après, il fait la même chose, tous les jours. Alors il voit tous les détails, toutes les petites variations, tous les éléments volatiles qui changent d’une journée à l’autre. Il voit cet homme qui rappe dans une laverie et qui cherche ses paroles face à la mousse tournoyante d’une machine à laver, il voit cette petite fille assise toute seule avec son carnet de poèmes sur les genoux, il voit toutes ces personnes avec lui dans le bar et il regarde ce qu’ils font, et puis aussi les photos en noir et blanc accrochées sur le mur en face de lui, et la mousse blanche dans son verre. Et nous aussi, on les voit. On voit le soleil et les ombres dessiner de nouveaux motifs sur ces grands murs sales de briques rouges, on voit cet écureuil sauter dans un arbre pour aller se cacher derrière ses feuilles vertes, on voit la joie et la tristesse et le doute sur le visage de tous ceux qu’il croise tous les jours. Mais Paterson voit surtout ces petits morceaux de beauté toute simple qui se cachent dans la vie de tous les jours. Il voit la beauté de ces rayons de soleil qui illuminent Laura de leur lumière magique quand il se réveille le matin, il voit la beauté de cette boite d’allumettes avec ses grandes lettres bleues et violettes, et puis aussi ses longues allumettes de pins au bout violet qui s’embrase, il voit la beauté dans les conversations banales des passagers qui s’assoient derrière lui dans son bus et puis il les regarde par le petit rétroviseur face à lui en levant rapidement les yeux, et alors il sourit. Il voit tout ce que les autres ne voient pas, ou plutôt ce qu’ils voient sans jamais vraiment s’en rendre compte, en tout cas pas comme lui peut le faire, et il les met dans sa poésie. Sa poésie de la vie de tous les jours.


Chaque matin, il se réveille à côté de la femme qu’il aime et puis après, il fait la même chose, tous les jours. Il s’appelle Paterson, il est conducteur de bus et peut-être qu’un jour il se considérera aussi comme poète. Peut-être même qu’il se considérera comme poète avant de se voir comme conducteur de bus. Mais pour l’instant, c’est juste un conducteur de bus. Un conducteur de bus amoureux qui fait la même chose tous les jours, et qui écrit de la poésie, et sa vie est un peu triste, et sa vie est belle aussi.

Clode
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le 23 déc. 2016

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Clode

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