PATERSON OU "L'EPAISSEUR DES CHOSES" (Ponge)

L'affiche en dit déjà long : un homme et une femme dorment, tendrement enlacés. Autour d'eux, un halo sombre : est-ce parce qu'ils se suffisent à eux-mêmes ou est-ce pour incarner le si joli mot de Proust sur le sommeil (« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ») ? En effet, le héros endormi, tout en serrant contre lui ce qu'il a de plus cher au monde, consulte peut-être ces mondes pour ses futurs poèmes. Car cet homme est poète, comme nous le signale discrètement les lignes en filigrane.


Film poétique qui raconte l'histoire d'un poète, Paterson nous montre la semaine de Paterson, chauffeur de bus dans sa ville natale du New Jersey qui porte le même nom que lui. Cet intérêt pour le mot est le premier jalon poétique du scénario. Entre son quotidien avec sa bien-aimé, Laure-comme celle de Pétrarque-, ses promenades rituelles avec son chien qui l'emmène au bar local et ses trajets de bus, notre héros écrit des vers-qui ne riment pas. En effet, il fallait y songer, qui de mieux qu'un chauffeur de bus, témoin invisible des fragiles incidents et discussions de tous les jours, pour être inspiré et faire de la poésie ?


Une des réussites de ce film magnifique est d'utiliser les codes de son sujet : faire un film poétique qui parle d'un poète. Le film raconte en effet huit jours dans la vie du couple : huit jours banals, « normaux », et qui ne le sont pas tant. De même qu'un poème est « un thème qui comporte une correspondance de parties » (Claudel), Jarmusch fait-lui-rimer les différentes journées de Paterson : toutes ces journées se ressemblent, sont unies par un thème, et pourtant…rien n'est pareil. Chacun de ces jours en apparence identiques sont comme les vers d'un poème, déclinant des événements(délicieux plans de corps endormis !) réseaux de sens, des sons, des couleurs… Le spectateur ne peut que comparer entre eux ces alexandrins modernes.


Paterson est aussi poème par la part faite aux émotions, aux arts : la peinture, sur les robes que Laure peint à longueur de journée ou certains plans de Jarmusch qui ressemblent à du Hopper ; la musique, symbole du retour du poète chez lui, où la chaîne hi-fi est toujours allumée, et bien sûr, le cinéma : devant L'île du docteur Moreau, des mains se tiennent, des baisers s'échangent. Rien de bien exceptionnel : juste le quotidien, le riche quotidien.


Car Jarmusch nous révèle la profusion et la beauté qui se cachent derrière la banalité du quotidien d'un chauffeur de bus, quotidien qui pourrait finalement être celui de n'importe qui. Paterson-le film, le poète et peut-être même la ville !- loue la routine, celle qui rassure, celle qui est belle et qui remplit une vie. Là n'est pas la grossière critique du prétendu « métro-boulot-dodo », ici on ne loue pas une évasion chimérique ou l'aliénation automatique de la classe moyenne. Paterson semble avoir pour leitmotiv la très belle phrase de Ponge « A tout désir d'évasion, opposer la contemplation et ses ressources » : Paterson chante dans sa prose la boîte d'allumettes, la pluie, la cigarette, de même que Jarmusch nous montre la poésie que peut receler un bar en apparence classique d'une petite ville du New Jersey. Apprendre à voir, tel est le message du film, où l'on se rend compte que la pluie qui tombe est comme les longs cheveux d'une petite fille.
Sublime long-métrage, donc, qui prouve qu'une poésie des années 2010 est possible, que la communauté des poètes existe toujours, même s'ils aiment à se cacher.

Lowry_Sam
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le 4 janv. 2017

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Sam Lowry

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