On a pas toujours les récompenses qu'on mérite. Imaginez que Jim Jarmusch peut se targuer d'une caméra d'or (Stranger than paradise), d'une palme d'or du meilleur court (coffee and cigarettes), ou même un grand Prix (Broken Flowers) à Cannes, alors que le cinéaste mérite tellement mieux. Mais ces prix signifient-ils quelques chose ?
(Au fond, n'est-il pas plus valorisant de voir un de ses films figurer à la première place du top 10 de guyness ? Non ?
Bon, admettons.)


En tout cas, avec cette place à part dans mon panthéon perso, je n'envisage jamais une séance nouvelle d'un métrage de Jim comme un truc banal. Même décevant, le moment est toujours spécial. A chaque fois, je ne peux que me poser la question: à la place d'un des maîtres (même underground) de cet art sublime, comment aborderais-je un nouvel exercice ? Si je me voulais à la hauteur de ma propre réputation, quelle histoire mettrais-je en scène ? Si je voulais préserver ma singularité, comment filmerais-je mon récit ? De quoi rester chez soi et ne plus rien produire jusqu'à la fin des temps: heureusement que Jarmusch ne se pose sans doute pas ces questions en ces termes.


La faible poésie du quotidien en guise de trompe-l'œil


L'artifice employé ici par Jim ne manque pas de clarté. Faire passer son thème principal (la poésie) pour une fin et non pour ce qu'il est en réalité: un moyen. Attention, je sais à quel point ce genre de lecture décalée est une arme à double tranchant, volontiers employée par des spectateurs refusants d'admettre la faiblesse patente des genres cloisonnés qu'ils vénèrent, d'abord par incapacité à admettre la beauté éclatante d'une oeuvre dégagée de dispositifs formels et autres carcans narratifs.


L'art en général, et ici la poésie en particulier, est donc présenté ici comme non pas l'ultime mais bien le seul trait commun pouvant relier les gens, perdus dans l'océan glacé d'incommunicabilité qui nous pétrifie tous.
Le rapport stupéfait au monde que Paterson entretient avec tous les humains qui l'entourent ne se limite pas à ce collègue de boulot accablé par les petits pépins de l'existence ou ce tenancier de bar affable mais dont, au fond, il se connait rien, même en y passant toutes ses soirées. Dans ce même bar, le couple qui joue à se déchirer n'est lui-même qu'une gentille représentation de névroses individuelles qui ne cherchent foncièrement qu'à s'épanouir, jamais ou rarement à réellement s'ouvrir à l'autre, si ce n'est pour un apaisement personnel.


Cette idée est ici déployée jusqu'à la plus singulière intimité du personnage de Paterson, ce qui rend le film étrange et profond.
Non seulement dans les relations au sein de son couple, présenté ici comme le résultat heureux mais presque accidentel d'une cohabitation perpétuellement étonnée et souriante (à chacun ses petits talents auxquels l'autre ne comprend pas grand chose. Un couple a-t-il une réalité essentielle en dehors du cocon formé par deux corps qui dorment l'un contre l'autre ?), duo dont l'étrangeté est soulignée par la présence d'un troisième animal vaguement hostile, à quatre pattes celui-à, mais aussi surtout dans le portrait d'un chauffeur de bus qui n'est pas loin d'être étranger à lui-même et qui ne peut formaliser son rapport aux autres que sous forme de textes qui n'ont aucune vocation à être exposés au reste du monde. Paterson n'écrit que pour essayer de comprendre ou est sa place. Ses poèmes ne sont que des bouées pour s'y retrouver dans le tanguage et le roulis du quotidien. Leur éventuelle publication ne signifierait rien d'essentiel pour lui, dont le patronyme étrangement homonymique à la ville dans laquelle il vit, n'est là que pour souligner la dérision fondamentale de sa présence.
Ironiquement, son existence n'est visible aux yeux des autres que quand un rouage se grippe et que son bus tombe en panne. Il doit alors emprunter son téléphone à un enfant pour justifier son infime légitimité.


Loin d'être anecdotique, la rencontre finale avec le touriste japonais amateur lui-même de poésie ne dit rien d'autre: c'est par la grâce d'un amour commun pour un artiste que l'on communique réellement, ce qui ne peut que faire froid dans le dos à certains accros de SensCritique dont je fais partie. Sans doute communiquons-nous de manière beaucoup plus vraie et profonde sur ce site dans (ou sous certaines de) nos critiques que nous ne le ferons jamais avec n'importe lequel de nos "proches".


Allez, bonne année.

guyness

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