Quand Alejandro Jodorowsky affirmait dans La Montagne Sacrée : « You are excrement, you can change yourself into gold », il faut croire que ça a donné des idées à certains. Cependant, comme Emilie Brisavoine n’aurait pas une corde cinéphile à son arc, mon interprétation tombe à l’eau. Il va donc falloir que je trouve d’autres explications à ce désastre cinématographique, dont l’heure et demie a été extrêmement pénible, à égalité avec la douleur ressentie lors de la semaine pendant laquelle tombe mes menstruations. Il ne sert à rien de tourner autour du pot : c’est le pire film que j’ai vu cette année, et probablement l’une des pellicules les plus inutiles de toute ma vie. Sans faire dans le superlatif gratuit à outrance, revenons à la genèse du projet pour le décortiquer.


Emilie Brisavoine possède une famille assez spéciale. Se plaçant derrière une caméra à une époque de sa vie, elle filma pendant des heures et des heures son père, sa mère, son frère, et surtout sa soeur dépressive, Pauline. Hormis Maud, la mère de Emilie, tout le monde finit par se prêter au jeu de l’intrusion technologique dans leur vie, jusqu’à ce que sa présence permanente entraîne paradoxalement sa disparition dans le champ visuel des protagonistes, les conduisant à se laisser aller à des confidences intimes, voire des éclats émotifs dans divers domaines : la joie, la peur, la tristesse, la mélancolie, ou encore la colère. Forte de ces rushs foutraques, Emilie Brisavoine, professeur d’Arts appliquées et amie avec des gens du cinéma tombe un jour sur un type qui lui dit que tout ce qu’elle a amassé pourrait être réunie en un film. Et c’est ainsi que la famille Lloret-Besson voit son quotidien être porté aux nues, projeté à Cannes, encensé par divers papelards du Monde à Grazia, comme le précise la bande-annonce, et France Culture.


Le film est une succession de bouts de vidéo de moyenne, à très mauvaise qualité, et de panneaux noirs sur lesquels un conte s’étale dans une écriture cursive blanche, afin de prendre le spectateur par la main pour lui permettre de mieux comprendre les personnages mis en scène à leurs dépends dans les vidéos. Pendant l’heure et demie du film, toute l’ingratitude de l’adolescence de Pauline y est dévoilée : son mal-être, ses petits tracas du quotidien, et surtout son comportement face à son désormais ex, la « crevette » Abel. Forte d’une langue française écorchée, composée en moyenne de cinq milles mots, Pauline marque dans son ensemble la frustration liée à son quotidien, dont le résultat se manifeste à la fois dans l’impuissance du langage, limité dans son essence à retranscrire son désespoir profond, tiraillée entre une vie pourrie et un père dont la retenue colérique est quasi inexistante, face aux « ta gueule, salope » adressés à sa fille ; et dans la pression exercée sur son copain Abel, chargé de la mission irréalisable de combler une affection gargantuesque que Pauline ne reçoit pas au sein de sa famille. L’insistance est placée sur la soi-disant originalité du tout, avec une mère à l’allure masculine, qui a eu deux filles, dont la fameuse Emilie, issue d’un mariage précédent, de huit ans plus vieille que le père, dont l’un des loisirs les plus prégnant est le travestissement. Pour autant, les problèmes rencontrés par cette famille sont à la fois conventionnels et banals : refus de voir la douleur d’une enfant dont le désarroi n’apparaît que de passage, sauf au moment du visionnage en famille de certaines vidéos, impuissance parentale qui s’exerce par petitesse sur la faiblesse des plus jeunes, manque de communication généralisé. On est certes loin de la famille catho versaillaise, mais ce n’est pas non plus la panacée.


A ce stade, au bout du compte, l’exaspération est latente, mais le sentiment de nullité qui s’en dégage reste à l’état larvaire. Après tout, si d’autres ont décidé de nous insérer de force dans un voyeurisme dérangeant et non consenti pour réaliser une thérapie familiale d’envergure colossale, c’est leur droit le plus entier. Mais, comme la projection a eu lieu dans le cadre d’un cinexperience, la salle, délestée d’une dizaine de personnes environ a eu l’immense honneur de voir l’équipe du documentaire, et de pouvoir poser des questions à la réalisatrice. Doris Lessing affirme que, pour pouvoir faire une critique correcte et pertinente d’une oeuvre, il faut savoir en dégager l’intention de l’auteur pour déterminer ensuite si le rendez-vous a été manqué, de peu, ou de beaucoup. Comme on peut le comprendre très vite, par intuition, et sans être certain que ce procédé soit conscient ou non, Emilie Brisavoine n’en a rien à battre des êtres humains qu’elle filme, qui constituent sa famille, faut-il le rappeler. Tenant un florilège de propos tous plus hallucinés d’égocentrisme les uns que les autres, la réalisatrice ose balancer qu’elle est celle qui se dévoile le plus, placée dans un plus grand état de fragilité que le reste des individus du film. A croire qu’elle en a oublié l’objet filmé principal qu’est Pauline, reniflant parfois sa morve parce que les un an et huit mois avec Abel n’ont pas été consommés. On ne frise plus l’indécence, on fait pousser du chou kale dessus.


Pauline s’arrache pose clairement un problème d’éthique. Il semblerait que les questions de droit à l’image aient été réglées avec la famille avant qu’il ne soit question d’en faire un film. Non pas que cela ait l’air par ailleurs de poser problème à un seul des membres, mais il faut aussi se demander pour quelles raisons. Mentionnons également que le copain-ex, Abel, aurait signé le droit à l’image et serait à l’heure actuelle inaccessible, n’ayant pas répondu aux multiples sollicitations de la réalisatrice et n’aurait donc assisté à aucune projection du film. On se demande bien pourquoi, mais revenons à la famille stricto sensu. Pour Fred, le père, l’explication est d’emblée toute trouvée : une séquence de film le montre dans une émission de Delarue, où il explique avoir eu des parents adolescents qui l’ont abandonné très tôt. Le documentaire constitue en quelque sorte le prolongement ombilical de cette séquence télévisée : passer sur le service public, c’est bien, passer au cinéma, c’est encore mieux ! Pour Maud, la mère, l’implication dans le projet est minimale, car comme elle l’affirme à un moment, face à la caméra, être filmée la gêne. On voit simplement ses seins trois secondes, mais sans que ce ne soit véritablement subversif. Et enfin, Pauline, pour qui j’ai ressenti énormément d’empathie à sa vision dans la réalité physique, quand la voir dans le film m’a tapé sur le système. Que faire, quand un projet, au nom de l’art, de la matière, de la plastique, au détriment de tout scrupule semble fertiliser et marcher ? Rien, par passivité, par le sentiment d’être aussi probablement dépassé. A notre assemblée s’est donc dévoilée une jeune femme jolie, souriante, timide, et probablement pas encore tout à fait sortie de ses questionnements, haussant le sourcil face à certaines paroles de son père. Une femme dont les moments douloureux de la vie ont été volés, exposés à la face de bouffeurs de culture, moments qui feront le bonheur des auditeurs CSP+ de France Culture, en mal de fantaisies vidéoludique à base de pâtes aux lardons.


En voyant un tel documentaire, on ne peut pas balayer d’emblée toute considération déontologique, au nom du modernisme de notre époque, ou de la créativité, limitée comme par ontologie, dans une sorte d’oxymoron. Il y a là quelque chose du The Truman Show, dans le fond de l’histoire, aux dépends presque de l’oeuvre, qui s’en échappe. Mettons-nous un instant à la place des individus de l’histoire : être filmé, en continu, dans son pathétique le plus total, dans ses élans minables, à la fois conscients de la caméra et oublieux de sa présence par habitude, puis être projeté devant la France toute entière grâce à la personne derrière l’appareil, dans une optique de lancement d’une carrière de réalisatrice. Qui, une fois sur la pellicule aurait trouvé ça correct ? Qui, à part si son but est d’accéder à la postérité aurait apprécié la démarche ? Qu’on le veuille ou non, que ce soit intentionnel ou pas, la télé-réalité au sens où on l’entend par définition est belle et bien là. Parce que, dans les émissions que l’on voit sur Nrj12 et compagnie, nous savons tous pertinemment qu’il est question de spectacle, d’êtres au QI inférieurs à la moyenne nationale, et qui en jouent, parfois en l’assumant complètement. Ici, l’offre est encore plus alléchante ! Regardez, approchez, régalez-vous ! Voici une famille de beaufs dans son quotidien, entendez-les prononcer pédé et travelo, dans leur authenticité la plus complète ! Que le médium du cinéma n’occulte pas ce fait incontournable : on est au fin fond de la réalité dégoûtante, parfois certes ponctuée de moments de grâce qu’il serait de mauvaise foi de ne pas reconnaître.


Pour le reste, et pour ce qu’il s’en dégage sur le plan politique, il m’est impossible de cautionner une telle production.

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le 10 déc. 2015

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-Ether

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