Au-delà de tout ce qui va accoucher sur papier ci-après, on peut dire que Pauline s'arrache m'aura fait me poser tout un tas de questions. Des questions esthétiques, humaines, de cinéma, de point de vue, de démarche, et bien sûr d'éthique, ce qui déjà en soi en fait une oeuvre importante pour moi. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai mis 9 cœur au film, il est dans mon Top 100 et j’hésite même à le mettre dans mon Top 10 à la place de Tarnation. Un choix qui me surprendrait moi-même, mais pour deux films qui se ressemblent assurément, c’est comme Harry Potter et Voldemort, il n’y en a qu’un seul sur les deux qui peut survivre, une seule démarche, une seule manière prédominante dans ma manière de voir le cinéma. Qu’en sera-t-il à la fin de ma critique, je n’en sais encore trop rien, mais vous aurez compris du coup qu’elle me servira surtout d’auto-réflexion autour du film, comme un moyen de forger mon propre point de vue, qui ne sera jamais définitif, forcément, mais au moins plus concret. Si en plus, ça vous donne envie de le voir, c’est encore mieux.


Mais je vous préviens tout de suite, c’est long à lire.


Déjà, il faut bien comprendre qu’ayant vu ce film au cours d’une Cinexpérience, l’équipe du film est venue sur scène après coup pour nous parler du film et répondre à nos questions. Et quand je parle de l’équipe du film, je parle bien sûr de la réalisatrice, mais surtout de la famille représentée dans le film, dont la réalisatrice est même la demi-sœur. Etant donné la teneur documentaire du film (un documentaire expérimental dans sa démarche, mais dans le fond un documentaire quand même), ce fut un petit choc de les voir en vrai ensuite, après avoir autant été proche d’eux à travers les images.


Mais déjà, rien que ce « choc » de les voir en « vrai » comme je dis, n’est-il pas une conséquence détestable du film ? « Après avoir vu leur intimité dans un film, les voici en vrai, rien que pour vous, applaudissez les !! » On se croirait effectivement sur un plateau de télévision, la réalisatrice en plus. Et pourtant, il y a aussi quelque chose de touchant dans le fait de les voir face à nous, comme de vraies personnes, des gens comme tout le monde, qui malgré leurs problèmes plus vrais que nature sont bien là, existent, devant nous.


Du coup, je reste convaincu que la démarche de la réalisatrice, malgré un revirement artistique après coup qui pose quelques questions de légitimité par rapport à la famille (trois ans de rushes de la famille au quotidien qui ne devaient à la base pas quitter le cercle familial), reste humaine avant l’art, reste le désir de livrer un point de vue subjectif et en même temps très libre sur sa propre famille, sur des gens qu’elle côtoie depuis longtemps, plutôt qu’un délire égo-artistique de « ah bah tiens, avec toute cette matière, ce serait dommage de ne pas en faire un film ! ». Bien sûr, y compris dans les dires de la réalisatrice elle-même, les deux dimensions sont bien présentes, et libre à chacun de voir ce qu’il a envie de voir de ses intentions.


Mais je pense qu’au bout d’un moment, ce qui ressort du film en chacun de nous dépasse son contexte, dépasse aussi les conditions de tournage. Et même concernant les conditions de tournage, quand on y repense, c’est peut-être malhonnête, mais ça n’en reste pas moins quelque chose d’unique dans le cinéma d’aujourd’hui et d’hier. 100 heures de rushes avec des comportements non scénarisés, avec des personnes-personnages oubliant totalement la caméra car dénuée de toute intention artistique à la base. Pour le monteur qui est en moi, cela représente un fantasme de défi assez incroyable.


Pauline s’arrache donc. Plutôt que d’y voir un mélange de film de vacances et de Tellement Vrai, j’y vois d’abord une déconstruction du mythe de la famille parfaite, de la vie facile, voire même une déconstruction de la télé-réalité-reportage à la Tellement Vrai justement. D’où du coup l’enrobage du conte, de dessins et d’écrits au crayons, cette mise en rapport entre la douceur de termes bienheureux et la difficulté de la réalité. J’y vois aussi une manière de déplacer le risque du point de vue voyeuriste vers quelque chose de plus vrai, naturel, personnel, et aussi universel. Le voyeurisme, le film n’y échappe pas tout le temps, comme ce passage de dispute filmé dans l’embrasure d’une porte, comme un moment volé un peu à l’insu de Pauline, le personnage principal. Mais le film replace le personnage au centre du film, transforme la caméra-témoin en caméra-accompagnatrice, voire caméra-thérapie.


Cela peu paraître inacceptable de parler de « personnages » dans ce cas précis, pourtant il n’y a ici autre fiction que le montage, si on peut définir la fiction comme apparaissant dans une certaine mesure dès lors qu’il y a choix. Or ici, la fiction permet un recul nécessaire, non pas dans les images en elles-mêmes mais dans leur assemblage. La notion de personnage permet de construire un récit d’émancipation, une histoire universelle qui ne touchera pas tout le monde mais peut-être quelques uns.


Ce fut mon cas en tout cas, mais pas dans un point de vue misérabiliste et supérieur de contemplation de gens dans une situation difficile, de fascination envers un « peuple » qui serait dans un certain sens assez éloigné de moi. Non, plutôt dans un reflet plus ou moins conscient de moi-même, de ma famille, de mes aspirations générales en tant qu’humain, de cette notion de réalité qui dépasse le simple réel en faisant appel aux souvenirs, au passé, à la confrontation entre passé et présent. Cela sert aussi à ça le montage, mêler différentes époques, différents types d’images, et les confronter. L’effet Koulechov n’est plus le regard d’un homme mais l’image du passé.


Pauline s’arrache m’a fait penser aux films de mon père sur caméscope, quand j’étais enfant. A la puissance du souvenir par l’image, de la nostalgie, du devoir de mémoire. Au fait que je regrettais qu’il n’y en ai pas eus davantage depuis, du coup. Au fait aussi que mes parents s’engueulaient souvent, quand j’habitais encore chez eux. J’ai aussi repensé à ma passion pour le cinéma, à celle aussi, avortée peut-être par mon manque de confiance en moi, de celle pour le théâtre, à mon goût de me mettre devant une caméra pour pouvoir être un autre, que j’ai trop peu exercé depuis la tendre époque de mon enfance. J’ai repensé à tous les thèmes, cinématographiques et philosophiques, qui me sont chers : la mémoire, le temps qui passe, les relations familiales et la place de l’adolescent dans tout ça. J’ai repensé à tout pleins de choses auxquelles je n’avais pas pensé devant Tarnation, de Jonathan Caouette.


La comparaison peut paraître trop évidente, mais elle s’impose à moi d’une part par mon amour pour ce film, et d’autre part dans la radicale opposition des deux démarches. Beaucoup de gens critiqueront le film d’Emilie Brisavoine pour sa démarche de rendre artistique la dépression de sa demi-sœur, de mettre autant à nu en les prenant au dépourvu les membres de sa famille. Voire même, de manière plus cartésienne, la mauvaise qualité de l’image et du son, parfois même très mauvaise. Ou encore le manque d’histoire au sens strict du terme. Les deux dernières critiques, en soi, ne m’intéressent pas car elles ne sont que pur goût esthétique, et donc difficilement débattables. En soi, je ne peux rien contredire sur la première critique non plus, purement éthique cette fois-ci. Cela est vrai, la réalisatrice a forcément un côté très égoïste dans sa démarche, une démarche qui a à terme un côté puant.


Mais après tout, dans la mesure où jamais personne ne saura vraiment comment aura été reçu le film chez la famille, pourquoi tenter de juger le contexte, quand le jugement en question sera forcément biaisé ? Je comprends tout à fait qu’on puisse être dégoûté par le film, mais je préfère me concentrer uniquement sur mon ressenti purement filmique, sur ce que le film provoque chez moi en terme de cinéma et d’émotion. L’éthique du tournage d’un film n’est bien évidemment pas quelque chose de négligeable, mais je crois que tout comme un chanteur par rapport à ses musiques, on peut aimer l’œuvre et ce que ça procure chez nous sans pour autant aimer l’artiste.


Du coup, la seule chose qui me reste à faire, c’est comparer la démarche de Pauline s’arrache avec celle de Tarnation. Soit, d’un côté, une famille et notamment une jeune fille en dépression filmée par une tierce personne, ayant à la fois un pied dedans et un pied dehors, étant finalement le juste milieu entre l’absence totale de recul et le point de vue extérieur voyeuriste. De l’autre, un film peut-être moins calculé, plus passionnel, bordélique, mais aussi beaucoup plus subjectif et abject envers certains personnages.


En écrivant ces lignes, je me rend compte en fait que malgré un attachement fort envers Pauline s’arrache (qui restera assez haut dans mon Top 100), je préfère la maladresse attachante de Tarnation, l’égo-centrisme que certains détestent mais qui donnent ces œuvres si personnelles, si touchantes parfois. Je crois que je préfère l’art comme auto-thérapie à l’art comme thérapie pour les autres. Au fond, cela rejoint la grande question de savoir s’il l’on fait un film pour soi ou pour les autres ? Si, d’emblée, j’ai envie de dire les deux, de dire que l’art est un des plus grands moyens de changer le monde et les mentalités. Mais, quelque part, je sais aussi que si j’ai envie de faire des films, c’est d’abord pour moi.


Pauline s’arrache comme chacun s’arrache aussi.
"Human paradox alive."

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le 10 déc. 2015

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Antofisherb

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