Revoir un film de son enfance, une légère peur au ventre... Peur d'être déçu, peur de ne plus aimer, peur d'être devenu un vieux con. Première surprise : je n'avais jamais vu Peau d'âne en entier. Une fois la belle évadée de sa prison bleutée, je ne connaissais plus que le conte de Perrault. Double plaisir donc : celui d'une redécouverte plaisante de ce que je connaissais déjà, puis celui, immense et jubilatoire, de la découverte d'un film que je ne connaissais pas. Et puis voir ce genre d’œuvres avec des yeux adultes et un peu plus de culture est toujours profitable.

Par où commencer ? Peau d'âne n'est pas un film parfait, n'est pas un film aisé. Le geste artistique, comme souvent chez Demy, est d'une radicalité telle qu'on peut être laissé de côté, totalement imperméable à la poésie et à la magie du film. Ici, des décors superbes et délirants : un château bleu et toutes les livrées appareillées, un perroquet (un ara ararauna pour être exact), des chevaux, des valets, une gondole, une robe... Tout est bleu, bleu roi même. Couleur virginale, régalienne, mais trompeuse : le roi est aveuglé comme Phèdre et la princesse ne peut que fuir ce paysage : sa robe bleue est d'ailleurs d'un bleu plus clair, en forme d'exclusion. Le reste du film poursuit dans cette voie : un château rouge, des décors rustiques pittoresques qui sortent d'un Disney... L'oeil attentif verra des figurants peints en bleu et nus au détour d'un mur, ou s'esbaudira de paravents au goût assez douteux mais très avant-gardiste. Mélange de cinéma surréaliste, futuriste, de dessin animé et de conte de fée, en somme.

Prenant à bras le corps le conte de Perrault, Demy en garde la cruauté (observez la doublure sanglante de la peau de l'âne) mais surtout le merveilleux. Bijoux, parures, trucages succulents et surannés pour les robes et les apparitions, délicieuses, de la Fée Seyrig. Une fée qui volerait presque la vedette à Deneuve, tant sa présence est radieuse, malicieuse et appréciable. Audace supplémentaire : certains dialogues sont rimés (voire en vers, comme dans les Demoiselles), et le film est paré de quelques chansons, toutes réussies quoi que parfois délibérément naïves. La recette du cake d'amour est un sommet, les chansons de la fée sont délicieuses (même si mal doublées) et les retrouvailles entre le prince et Peau d'âne sont aussi réussies et attendues que celles de Maxence et Delphine dans les Demoiselles. Notez que c'est le même couple Deneuve / Perrin à l'écran qui retrouve une trajectoire similaire. Outre les textes de Demy, comme toujours truculents, la musique de Michel Legrand atteint ici des sommets. Le style néoclassique du score lui permet de composer des mélodies d'ne grande subtilité, aux relents baroques délicieux, et les chansons sont autant d'incursions dans des genres variés comme le jazz ou la pop.

Tout met ainsi en joie, du casting impeccable (trio féminin gagnant : Deneuve, Seyrig, Presle), aux références assumées au cinéma américain (Blanche Neige pour l'animation, le Magicien d'Oz pour le reste). Demy s'amuse et livre un film pour enfants qui conserve toute la teneur du conte glaçant dont il s'inspire. Il faut voir Jean Marais récitant des vers sulfureux d'Appolinaire ou de Cocteau (joli clin d'oeil) à sa fille, qui a peur de comprendre. Alors oui, c'est théâtral en diable, très artificiel tant les décors paraissent chargés et travaillés, mais l'énergie du tout, le château de Chambord - que Demy ne pouvait évidemment pas peindre à sa guise, ainsi qu'un indéniable savoir faire confèrent à ce film un charme fou. Moi, j'en redemande.
Krokodebil

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