Faire la guerre avec de l'encre et du papier-journal

Les premiers plans nous plongent dans la guerre du Vietnam, ses soldats ses bombardements ses horreurs, puis soudain s’attardent l’espace de quelques secondes sur une machine à écrire posée là et négligée par la grande majorité du personnel militaire. Car un autre combat, tout aussi âpre, se livrera loin du Vietnam – d’un point de vue géographique, non thématique – et intéressera ici Steven Spielberg. Le sang versé abreuve une encre noircie par la rancune entachant la candeur de pages encore vierges à l’image de ces figures militaires rayées de noir et de kaki pour garantir leur camouflage. Le noir sur blanc change aussitôt de sens, passe de la divulgation à la révélation. Pentagon Papers respire l’encre et le papier-journal, s’immerge dans les agitations de corps à l’étroit dans des espaces confinés où se jouent pourtant la restauration d’une vérité, épouse à merveille une époque et ses mentalités. Le geste spielbergien est à la fois précis et approximatif comme plongé dans la frénésie générale, a recours à une esthétique a priori désuète à grands coups de zooms, de plans fixes ou en rotation légère, de discours rendus dans leur intégralité sans coupes. L’œuvre embrasse la rythmique de l’évènement en train de voir le jour, refuse tout dynamisme artificiel ; il suffit de considérer la sublime et subtile bande originale composée par John Williams pour comprendre la très grande maturité avec laquelle le réalisateur aborde un tel sujet. On vibre avec des personnages relayés au rang d’acteurs et de témoins d’une révolution. Il y a là toute l’essence du cinéma, toute l’effervescence d’un épisode historique majeur raconté en mode mineur – d’où le choix du Washington Post plutôt que du New York Times – à l’instar d’un combat, d’une lutte pour l’émancipation. C’est quand les frontières entre divulgations scandaleuses et révélations dangereuses, entre sphère professionnelle et espace familial, entre hommes et femmes volent en éclat le temps d’un dépassement de soi, d’une sortie de piste que le film brille le plus, excite, secoue ; Pentagon Papers narre la passion acharnée de protagonistes assoiffés de vérité, plus encore de justice à une période meurtrie par le mensonge pseudo-patriotique et la misogynie. Mais cette passion n’est jamais facile, jamais donnée telle quelle, toujours hésitante et portée pour cela par un exceptionnel duo d’acteurs à la complexité psychologique bouleversante de justesse. Tom Hanks est adorable, passionne de bout en bout, Meryl Streep est brillante de fragilité et de force toutes deux polarités entre lesquelles oscille l’héroïne qui, d’un "malgré elle", devient un "grâce à elle" (ou à un "à cause d’elle", selon le point de vue adopté). Rares sont les œuvres à saisir l’urgence dans ce qu’elle a de plus frénétique et, curieusement, de plus immobile. Il fallait un génie pour la mettre en scène de la sorte. Avec Spielberg c’est chose faite.

Fêtons_le_cinéma
10

Créée

le 19 oct. 2018

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