Perfect Blue
7.8
Perfect Blue

Long-métrage d'animation de Satoshi Kon (1997)

J’ai l’impression d’être relié à ton existence...

Jean Renoir déclarait à propos du cinéma qu’il « consiste à s’approcher de la vérité des hommes, et non pas à raconter des histoires de plus en plus surprenantes ». On pourrait prolonger sa pensée en arguant qu’il s’agit certes de concevoir une « part de gâteau » à la Hitchcock ou de « sculpter l’espace » tel que le décrit David Cronenberg, mais aussi de sonder les tréfonds de l’être, d’extirper des fosses communes tous les attributs humains, parfois d’apparence insignifiante, qui y demeurent engloutis. Perfect Blue semble s’accrocher à cette conception du septième art comme un moustique à son lampadaire. Il instaure un récit tapissé de doubles fonds et de sous-entendus et préfère au jaillissement incontrôlé d’images une étude de caractère subtile, d’une profondeur abyssale.


Les plus crédules entreront dans le film de Satoshi Kon comme dans un magasin de confiseries, appâtés par des images de chanteuses acidulées aux chorégraphies réglées comme du papier à musique. La rupture de ton n’en est finalement que plus cruelle. Car tout se passe comme si la moindre oscillation rapprochait un peu plus Mima, la jeune héroïne, d’un enfer terrestre caractérisé par la folie et la perdition. Après avoir pris congé de la chanson, jugée trop « éphémère », elle choisit d’embrasser une carrière d’actrice aux exigences encore insoupçonnées. La transition, douloureuse, s’accompagne des doutes et écueils de circonstance. Bientôt assaillie de visions cauchemardesques, puis hantée par le désarroi, Mima se trouve en outre harcelée par un fan dérangé et mêlée à une série de crimes atroces. Entre exploration introspective et scènes macabres, Perfect Blue engage alors une étourdissante mise en abîme psychologique, doublée d’un discours sur le cinéma qui n’est pas sans rappeler, parmi tant d’autres, le Snake Eyes d’Abel Ferrara, réalisé quelques années plus tôt.


Sous ses dehors d’animé pour adultes, Perfect Blue suit la voie des thrillers sensoriels et psychologiques de Brian De Palma ou Roman Polanski. Le cerveau humain y est retors, scruté dans ses recoins les plus sombres, incapable de prévenir ou décrypter ses propres fêlures. Après avoir tourné une scène de viol à lourde charge émotionnelle, Mima va progressivement s’isoler, jusqu’à sombrer dans une paranoïa orchestrée en orfèvre, à coups de fausses pistes et de vraies failles. Alors qu’elle campe une tueuse en série au cinéma, elle voit ses proches disparaître dans des meurtres sadiques, ce qui éveille chez elle un sentiment diffus de culpabilité et des soupçons de schizophrénie. Où se situe la frontière intangible entre la fiction et la réalité ? Jusqu’à quel point sa reconversion professionnelle l’a-t-elle « souillée » ? Ce thème du dédoublement, de la dualité identitaire, éminemment hitchcockien, va se conjuguer à ce qui ressemble fort au giallo de Dario Argento, le tout exposé à la lumière d’allusions multiples – reflets, jeux de miroir, rêves, hallucinations, boucles temporelles, indistinction grandissante entre le réel et le virtuel (en ce y compris l’Internet embryonnaire).


C’est par ces éléments moteurs, essentiellement d’ordre psychologique, que Perfect Blue donne véritablement sa pleine mesure. Cérébral, inquiétant, teinté de désespoir et parfois onirique, le film de Satoshi Kon épingle la société du spectacle, le vedettariat et tout ce qui constitue traditionnellement leur bras armé : l’aliénation médiatique, l’autonomie des fantasmes, l’otakisme et ses fans hystériques, les agents névrosés… Mima n’est finalement qu’un énième pavé jeté dans la mare : en se confondant tour à tour avec un meurtrier, un fan déçu ou un ersatz d’elle-même, elle appuie une juxtaposition de points de vue qui brouille le récit autant qu’elle éclaire les torsions de réalité, induites par une psyché fragile et par les éruptions brutales du monde du divertissement. « J’aime bien me connecter sur ton site, j’ai l’impression d’être relié à ton existence », voilà peut-être la phrase-clef de Perfect Blue, celle qui dévoile le mieux la mécanique artificielle qui semble continuellement chercher à se brancher sur un réel de plus en plus trouble.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste De l'art de l'allusion au cinéma

Créée

le 21 avr. 2021

Critique lue 204 fois

14 j'aime

Cultural Mind

Écrit par

Critique lue 204 fois

14

D'autres avis sur Perfect Blue

Perfect Blue
Sergent_Pepper
8

Harcèle-moi si tu veux

Perfect Blue commence sous les ors du spectacle, la pop japonaise et ses codes si spécifiques : habillées comme des poupées, à la fois petites filles et objets de tous les fantasmes grâce à un...

le 27 mars 2014

172 j'aime

24

Perfect Blue
Strangelove
8

L'école des fans

Satoshi Kon, épisode 2. Après être rentré dans son univers de taré avec son film Paprika (que je recommande chaudement), me voilà déjà lancé dans son premier film, Perfect Blue, qui suit les déboires...

le 11 nov. 2013

84 j'aime

5

Perfect Blue
Velvetman
9

Body double

Premier film de Satoshi Kon, Perfect Blue est un coup de maitre salvateur incarnant les déboires schizophréniques d’une artiste s’enfermant dans une paranoïa destructrice. Mima, belle et jeune...

le 20 janv. 2016

70 j'aime

6

Du même critique

Dunkerque
Cultural_Mind
8

War zone

Parmi les nombreux partis pris de Christopher Nolan sujets à débat, il en est un qui se démarque particulièrement : la volonté de montrer, plutôt que de narrer. Non seulement Dunkerque est très peu...

le 25 juil. 2017

68 j'aime

8

Blade Runner
Cultural_Mind
10

« Wake up, time to die »

Les premières images de Blade Runner donnent le ton : au coeur de la nuit, en vue aérienne, elles offrent à découvrir une mégapole titanesque de laquelle s'échappent des colonnes de feu et des...

le 14 mars 2017

62 j'aime

7

Problemos
Cultural_Mind
3

Aux frontières du réel

Une satire ne fonctionne généralement qu'à la condition de s’appuyer sur un fond de vérité, de pénétrer dans les derniers quartiers de la caricature sans jamais l’outrepasser. Elle épaissit les...

le 16 oct. 2017

55 j'aime

9