L'oeuvre de Bergman est parcourue de réflexions morales, sociales et métaphysiques cohérentes, qui donnent l'impression que ses films se ressemblent ou ressassent toujours les mêmes thèmes. C'est en partie faux. Bien sûr il y a souvent des femmes qui se déchirent, des hommes impuissants et en proie au doute, des familles au bord de l'implosion, l'absence de Dieu et une forte influence de la psychanalyse, mais il innerve des films aussi différents que les drames historiques (La Source, le Septième Sceau), films intimistes (Cris et chuchotements, Sonate d'automne, etc.) ou bien des drames plus difficilement classables, modernes et contemporains à la fois, comme Monika ou donc ce Persona, que je découvrais enfin en intégralité hier soir.

Guyness le remarque justement, le film est pour ainsi dire en "blanc et noir" par moments, tant la lumière inonde la pellicule. Le prologue et la conclusion du film, ainsi que sa brisure centrale, sont à ce sujet révélateurs : la lumière incandescente est à l'origine de la matière même du film : elle permet l'impression de la pellicule photosensible, la projection des images imprimées sur l'écran éclairé. C'est ce dispositif qui nous est montré en train de dérailler, à trois reprises : au début, où le dysfonctionnement est sensible (incohérence relative des images qui défilent, sautes, blancs, crissements, musique concrète) mais pas irréversible; au milieu, ou un renversement brutal des rôles se traduit par une destruction de l'image filmique qui se tord et se consume; à la fin, où la lumière s'éteint, et avec elle là fiction.

Car qu'est-ce qu'un écran symbolique, sinon un espace où la psyché, l'âme, l'esprit, ou ce que vous voulez de notre imaginaire et inconscient, projette des images en bataille : un pénis érigé, une araignée, des parois, une danse macabre, une foule de symboles qui aboutissent dans une étrange antichambre où un enfant côtoie des corps probablement morts et se retrouve face à... un autre écran, sur lesquels les visages des futurs protagonistes sont projetés, flous. Cet espace mental qui nous est donné à voir est à la fois intradiégétique et placé en position de rejet, de prolepse : sans doute sont-ce là des images qui traversent l'esprit d'Elisabet, peut-être aussi celui d'Alma, et ce garçon est sûrement le fils d'Elisabet. Mais il est aussi extradiégétique et représente en partie l'espace mental du cinéaste, qui de son propre aveu reconnaît que ce film et l'expérience qu'il a constitué l'ont probablement sauvé. Descendre au fond du gouffre pour éprouver le vertige qui nous redonnera envie de vivre. L'oeuvre s'annonce donc comme essentiellement cathartique. Elle serait même privée si elle sa portée sociale et politique, ainsi que son ampleur esthétique ne méritaient pas d'être partagées avec le public.

Car Persona est un film célébré. D'une modernité radicale, même pour l'époque, il frise souvent le cinéma expérimental par la réflexion qui nous est mise à disposition mais qu'il faut faire l'effort de dompter, ainsi que par l'épure radicale de sa mise en scène : noir et blanc violemment contrasté, niveaux de gris subtils (la scène nocturne et onirique où Alma est rejointe dans son sommeil par une sorte de fantôme d'Elisabet), gros plans, inserts, positions et cadrages orthogonaux, ... Bergman a une idée par plan et chaque idée fait mouche et produit un effet aussi visuel que sémantique assez troublant. On sent l'influence de Vertigo et de son générique sur certains des gros plans de ses actrices, mais c'est bien Persona qui va influencer ensuite des films aussi variés que Trois Femmes (Altman, 1973), Mulholland Drive (Lynch, 2001) ou Parle avec elle (Almodovar, 2002). Quiconque a vu ce film sera a jamais marqué par la force graphique de ces plans où les visages des deux femmes se confondent, où la frontière entre la chair est niée, où la fusion des deux personnalités, d'abord latente, devient effective dans Alma et culmine en un split screen sidérant, puis dans une scène christique qui reprend des images du prologue.

L'influence de Jung sur le film est revendiquée : Persona désigne le masque social que chacun de nous porte en permanence et qui évolue et s'adapte à toutes les situations, nous privant d'une identité nue et vraie. Alma est le terme correspondant au subconscient. Ainsi Alma fait des projections, elle est écran, éponge, elle irradie et absorbe, elle est malléable et faible. De la patiente et de l’infirmière on ne sait plus qui a besoin de soins, qui mène la danse. Le mutisme d'Elisabet est un choix, une tentative désespérée d'arracher ce Persona qui l'emprisonne : elle est comédienne et ce métier est entré en conflit avec son rôle social de femme. Le film est visionnaire de ce point de vue : les femmes sont alors, et ce même dans des sociétés aussi progressistes que la Suède, toujours assujetties à l'homme, à sa position, et on attend d'elle plus que de quiconque de se conformer à des normes et à des masques qu'il leur faut porter. En refusant de parler et de bouger, Elisabet devient une insoumise qui tente de tomber les masques, tout comme Electre était prisonnière des Atrides et tentait de se venger de sa famille. Le choix de la pièce qui agit comme révélateur n'est pas anodin, mais Bergman ne fait pas le choix d'exploiter outre mesure cette veine. Tout au plus pourra-t-on juger le dispositif du film éminemment théâtral (mais contemporain, il va de soi).

La confrontation des deux femmes prend des allures de jeu cruel et sadique lorsque le silence forcé de l'une rebondit sur la logorrhée un brin alcoolisée de l'autre. Se découvrant étudiée voire manipulée, après un effarant récit érotique qui en dit long sur la libération de la femme que suggère le film, elle se fait tortionnaire : la scène du verre cassée est un sommet et débouche sur des paroxysme de violence contenue.

Époustouflante dans un rôle pratiquement muet, Liv Ullmann brise le silence à deux reprises : elle murmure, attentionnée, d'aller se coucher à Alma, qui plus tard s'en souviendra comme d'un rêve, puis, terrifiée devant la folie furieuse de sa comparse, elle criera "Non !" afin d'éviter un jet d'eau bouillante. Des scènes oniriques, difficilement explicables rationnellement,se succèdent dans le dernier tiers du film,lors de la rencontre nocturne avec le mari d'Elisabet. La mise en scène entretient alors l'indécidable en montrant Elisabet, à 90° avec le couple formé par son mari et Alma, comme si elle tournait le dos à un écran sur lequel était projeté ce qu'elle s'imagine de la relation entre Alma et lui. A moins que tout cela ne soit des images mentales d'Alma, devant Elisabet et s'imaginant dans les bras de son mari.

Outre l'étude psychologique qui ouvre sur une réflexion sur la condition de la femme dans la société moderne, Bergman profite de deux brèves séquences pour élargir la réflexion à l'échelle humaine en général : Elisabet regarde, terrorisée, un moine s'immolant dans un reportage à la télévision sur la Guerre de Viet-Nam, puis découvre une photographie d'une rafle pendant la Seconde Guerre Mondiale dans le ghetto de Varsovie. La photo est alors minutieusement étudiée par une suite de plans subjectifs centrés sur des détails du cliché. Par ces deux scènes, c'est l'impuissance de l'individu face aux logiques destructrices qui animent nos sociétés qui est pointée par le cinéaste. Le Persona devient alors soit une nécessité pour survivre, soit un moindre mal pour fermer les yeux sur une atroce réalité contre laquelle on ne peut rien, et par conséquent le dernier rempart de la lâcheté et de l'hypocrisie. C'est la dimension intime du film qui affleure à ces deux moments, et l'on sent un cinéaste en crise profonde, perdu au fond de l'abîme.

La lumière, toujours la lumière. Tout le cinéma de Bergman chante inexorablement la mort ou l'absence de Dieu. Il est parfaitement oblitéré dans ce grand film, où un trio épatant cinéaste-actrices explore ensemble les recoins les plus sombres et les plus torturés de l'âme humaine pour se sortir de l'impasse. La catharsis est douloureuse, mais elle fonctionne. Après ce film salutaire et salué, Bergman, apaisé mais toujours pessimiste, signera quelques chefs d'oeuvre de plus, certains sur des thèmes de société similaires - l'homme face à la civilisation et ses horreurs, nazisme en tête (La Honte, l'Heure du loup, l’OEuf du serpent),et d'autres plus centrés sur les questions familiales et intimes (Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Sonate d'automne, et l'ultime Saraband). Aucun de ces films ne sera bien joyeux, tous seront brillants. Et Liv Ullmann, à jamais une des femmes de sa vie et une de ses actrices fétiches à partir de Persona (à partir duquel elle remplace peu à peu dans sa filmographie Bibi Andersson, douce ironie), poursuivra son oeuvre en réalisant quelques scénarios non tournés. Chaque film de Bergman est une splendeur et une épreuve. Persona est peut-être son film le plus radical du point de vue de la mise en scène, il est aussi un de ses plus mémorables. La mise en abyme du spectacle de la projection n'est en définitive qu'une barrière de protection entre le contenu fictionnel du film et tout ce que peut avoir de dérangeant et de stimulant ce qu'il montre à voir. En regardant Persona, c'est une boîte de Pandore que l'on ouvre et que l'on referme. Temporairement.
Krokodebil
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le 23 août 2013

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Krokodebil

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