Un des plus nets marqueurs qui différencie le consommateur occasionnel et un amateur acharné de cinéma (je n'ose employer le terme de cinéphile) tourne autour de la phrase suivante:



j'ai passé un bon moment.



Pour les premiers, l'instant agréable est un critère essentiel de l'expérience, une de ses justifications premières en tout cas, et justifie une note sur SC située presque toujours au dessus du 6.
Pour les autres, il s'agit de quelque chose qui, s'il se trouve seul, ne signifie presque rien. Le cinéphage peut parfaitement attribuer un 3 (pour en revenir à la notation du site) tout à fait affectueux à un film pendant lequel il ne s'est pas ennuyé une seconde mais dont il est à peu prêt sûr qu'il en aura tout oublié deux ou trois jours après.
C'est en ce sens que l'amateur occasionnel se méprend fréquemment sur le rapport que l'acharné entretient avec une œuvre: si les sales notes peuvent être absolument dépassionnées et pleines de mansuétude, c'est que le goinfre de pellicule ne veut jamais juste passer "un bon moment". Un bon moment, c'est un restau avec potes, une sieste sous un arbre avec une brise d'air tiède, une sortie avec son gamin. Ça ne peut pas être une expérience de cinéma.


J'attends (oui, parce que c'est de moi dont je parlais jusque là, c'est fou, non ?) d'un film qu'il me choque, m'interpelle, me surprenne, me transporte, me bouleverse, m'attendrisse, me fasse réfléchir, m'entraîne à encore plus aimer certains de mes plus talentueux congénères, me rende admiratif à propos de ceux qui se lancent dans de tels projets, bref, toutes ces choses qui me rappellent que la fabrication d'un film reste une entreprise humaine infiniment complexe dont la finalité consiste à laisser à la postérité, dans le meilleur des cas, une œuvre d'art.


Au fond, je préfère attribuer un 2 abasourdi (coucou Gerry) qu'un 5 mou du genou (salut Guillermo).


Et quand le transport est vertigineux, l'émotion est terrassante. Décuplée par la surprise.
Rien ne me préparait ici à un tel remue-ménage intime. Il faut dire que le cœur de l’œuvre est bien dissimulé.


Caché derrière un décors sixties typique: le film s'ouvre sur un concert que donne le Big Brother and The Holding Company (oui oui, au complet, avec l'exceptionnelle Janis) à une soirée de charité en faveur de la sécurité routière. Le montage saccadé, le décalage entre la scène et la salle, l'intronisation de vieilles rombières couvertes de bijoux dans les fauteuils roulants ne trompent pas: nous sommes bien en 1968, il s'agit bien d'un film de Richard Lester (pourtant pas situé en perfide Albion en plein Swinging London, mais à San Francisco, tout juste post summer of love) avec le divin Nicolas Roeg en directeur de la photo, et vous savez quoi, avec même John Barry à la sublime et discrète B.O., quelques notes mélancoliques qui se glissent imperceptiblement dans notre subconscient avant de s'imposer avec évidence au cours de dernières secondes de film, du coup encore plus intenses.


Le montage éclaté (flash-backs et flash-fowards si chers à l'époque), les décors et les costumes parfois subrepticement outrageux, les scènes décalées (putain, ce passage presque subliminale de bonnes sœurs hilares dans un décapotable en virage serré aux pneus hurlants, au fond d'un parking à 5 heures du matin m'a fait éclater de rire), les dialogues brillants


Wilma (à Archie, en regardant Petulia): mais tu ne m'as pas présenté ?

Pétunia: barre-toi, Wilma.

Archie (répondant à Wilma): C'est fait


ou, juste après, Petulia (incandescente Julie Christie), au même Archie (génial George C. Scott):


-- je m'appelle Petulia
-- ça ne m'étonne pas.


… ne doivent pas nous détourner de l'essentiel: Petulia est un film d'amour déchirant. Entre un grand médecin qui a fait le choix de fuir la consensualité et l'ennui, et une jeune bourgeoise fofolle qui ne sait jamais sur quel pied faire danser les autres, pour mieux couvrir la musique de son coeur (vache, c'est beau comme de l'Au**éa dans le texte !)


Deux scènes, d'une force et d'une beauté totale, illustrent cette trajectoire et contribuent à mettre nos sentiments à vif, comme débarrassés des peaux successives d'une tomate mûre qu'on pèlerait avec soin: il y a d'abord la visite de Polo, l'ex qui découvre l'appartement de celui qui fut son mari et qui a préféré rompre, alors qu'elle l'aime encore. Un premier sommet de justesse d'écriture et de jeu.


Et puis, surtout, il y a ce final, oscillant entre désir d'happy-end et désespoir définitif, entre amour total et rupture à cœur ouvert, entre banalité sordide et stupéfaction enchanteresse.
Soudain, c'est quand on ment qu'on dit les choses les plus profondes, c'est quand on coupe définitivement qu'on offre la plus grande preuve d'amour, c'est au moment où l'on fait preuve du plus grand courage en acceptant d'être lâche que les repères sont définitivement abolis et que le film se révèle dans toute sa puissance.


En vous donnant un indice du possible bouleversement que pourrait occasionner en vous la vision de ce film, je gâche un des ses atouts: la surprise (16 notes sur SC, un seul de mes éclaireurs l'ayant vu). Ne passez pas à côté des autres.
Je vous autoriserai même à venir me dire à quel point je suis dans le faux et l'exagération: je pourrai alors vous insulter avec la vigueur du petit gars sensible camouflé sous les traits du baroudeur blasé dont la vulnérabilité vient d'être exposé au grand jour.


Même pas peur. C'mon Bitches !

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le 30 oct. 2015

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guyness

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