Dès ses premiers instants, « Phantom Thread » dévoile une mise en scène racée, raffinée et très précise qui met bien en avant les beaux décors londoniens ou la campagne anglaise. Le milieu luxueux de la Haute couture se dessine sans lourdeur ou insistance. Anderson prend son temps pour poser les bases de son récit, la narration est plutôt lente. Un parti-pris qui change avec le souffle parfois lyrique ou le rythme plus soutenu de ses anciens films. On est clairement dans un classicisme sinueux, privilégiant le bruit velouté des robes, la rugosité des mains qui travaillent ou ceux plus nuisibles du déjeuner. Ce dernier aspect est important car le film joue énormément dans les détails. En effet, Anderson semble au premier abord présenter un programme bien fait mais prévisible. Le récit prend cependant son temps pour évoluer et faire casser progressivement ce schématisme bien ordonné.


Alma et Reynolds sont issus de milieux sociaux totalement différents. Le film va droit à l’essentiel et ne cherche pas forcément une confrontation des mœurs et coutumes. Cependant, les différences sont réelles et cela montre ainsi Reynolds comme un ogre-roi, secondé par sa sœur aux allures de conseillère manipulatrice, qui happe littéralement toute forme de personnalité. Tout doit être fait en fonction de son confort personnel et professionnel. Une approche déjà vu auparavant mais qui va très vite s’effriter. « Phantom Tread » traite des apparences, des secrets cachés, des opinions étouffés et des regards changeants. Comme si la maison Woodcock était possédée, hantée par l’ombre de la mère défunte qui emprisonne le cœur des individus. On retrouve bien là une des obsessions d’Anderson : la violence sous toute ses formes qui ne demande qu’à exploser.


Seulement, Anderson continue de contenir cette violence au lieu de la libérer comme dans « There will be blood », à la façon d’un Stanley Kubrick, pour mieux représenter la part animal de l’Homme. Les mentalités vont commencer à se fissurer et par touche de petites scènes clefs, « Phantom Thread » nous emmène dans un territoire vénéneux, morbide et obsessionnel que n’aurait pas renier Alfred Hitchcock. La réalisation, sophistiquée et voyeuriste dans sa projection, montre les tremblements surprenants d’une ballade en voiture, les apparitions spectrales de la mère, une sœur menaçant son frère avec une froideur qui ferait trembler les morts et surtout une Alma qui se montre finalement bien plus dangereuse que son conjoint. L’amour et la folie ont souvent été vecteurs d’un nombre incalculable de films mais Anderson se montre surprenant dans son approche singulière.


En trouvant le moyen de soumettre à sa façon Reynolds, Alma ne se montre pas forcément comme quelqu’un de mauvais ou de totalement condamnable. Elle fait surtout en sorte de purger littéralement toutes les angoisses existentielles de cet homme qui n’a finalement jamais été aussi désarmé face à une femme. La dernière partie du film est la plus fascinante et secouante, au détour d’un repas dans lequel une omelette n’a jamais autant été le centre d’un suspense intenable. Paradoxalement, le choc psychologique qu’Anderson nous fait ressentir a quelque chose de réellement émouvant dans sa capacité à illustrer un amour qui transcende tout. Tout cela est-il un jeu de domination ? Un amour épanoui chez des êtres dérangés ? Une malédiction acceptée par Reynolds ? Tout est possible.


Curieusement, j’étais parti pour écrire que « Phantom Thread » n’était pas foncièrement un grand Paul Thomas Anderson. Puis en me relisant, je réalise la richesse de ce film qui demande plusieurs visionnages pour se découvrir totalement. Bien sûr, je n’ai fait que synthétiser les aspects d’une histoire que vous devez avant tout découvrir par vous-même. C’est bien cela le secret de ce récit : être patient et attentif pour le laisser se développer progressivement. Comme si on découvrait un endroit mystérieux, discret et susurrant délicatement ses secrets tour à tour lumineux et sombres. La structure du style gothique n’est pas loin et on a réellement envie de se replonger dans cette œuvre atypique, modestement virtuose et confirmant le grand talent de son réalisateur. Le parallèle entre Reynolds et Day-Lewis est pertinent, deux hommes maniaques vivant passionnant leur métier jusqu’à l’épuisement. Si c’est réellement un chant du cygne pour l’acteur, il sera à son image : discret et pourtant flamboyant.

AdrienDoussot
8
Écrit par

Créée

le 19 oct. 2020

Critique lue 59 fois

Critique lue 59 fois

D'autres avis sur Phantom Thread

Phantom Thread
Velvetman
8

Possessions

La grande couture est une affaire d’orfèvrerie, un art délicat qui demande une minutie, un calme, un silence monacal. C’est dans cette vie-là, au côté de sa sœur Cyril, que Reynolds Woodcock a décidé...

le 15 févr. 2018

129 j'aime

4

Phantom Thread
Docteur_Jivago
8

The Ghost Dressmaker

Il y a quelque chose d'étrange dans Phantom Thread ainsi que dans la carrière de son auteur Paul Thomas Anderson, l'impression d'une rupture avec ce qu'il a pu réaliser jusque-là, lui qui traverse...

le 17 févr. 2018

64 j'aime

17

Phantom Thread
Behind_the_Mask
8

L'amour de l'art

Phantom Thread figurera sans doute tout en haut des tops 2018 point de vue technique, tant sa réalisation frôle la haute couture. Ca tombe bien puisqu'on est pile dans le sujet du film. Minutie de...

le 20 févr. 2018

57 j'aime

12

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
AdrienDoussot
9

Critique de Portrait de la jeune fille en feu par Cinémascarade Baroque

D’une beauté formelle étourdissante, « Portrait de la jeune fille en feu » semble véritablement construit comme une succession de tableaux vivants. Une expression terriblement galvaudée, mais qui n’a...

le 17 oct. 2020

3 j'aime

Maternal
AdrienDoussot
9

Critique de Maternal par Cinémascarade Baroque

C'est une histoire belle et émouvante que nous raconte Maura Delpero. Issue du documentaire, la réalisatrice a voulu explorer les émotions contrastées de la maternité, de la foi, du désir ou encore...

le 16 oct. 2020

2 j'aime

Faute d'amour
AdrienDoussot
9

Critique de Faute d'amour par Cinémascarade Baroque

Un enfant caché dans le noir, les larmes ruisselant sur ses joues, la bouche béante, pétrifié par la dispute violente de ses parents et qui tente d’étouffer son cri de désespoir… Voilà une image...

le 20 oct. 2020

1 j'aime