Phantom of the Paradise est peut-être le premier film « culte » de Brian De Palma, un an après Sœurs de Sang (1973) qui posait déjà les bases de son univers torturé et extravagant, théâtre du kitsch et de l’outrance mais aussi d’une forme de poésie inimitable.


Inspiré du Fantôme de l’Opéra, du Portrait de Dorian Gray et, dans une plus large mesure, du Faust de Goethe, Phantom of the Paradise est l’alchimie parfaite entre un foisonnement de références et une originalité hors du commun. Racontant l’histoire d’un musicien raté qui se voit voler l’œuvre de toute sa vie, le film dépeint une descente aux enfers violente et bariolée, dérangeante parfois, sublimée par une ambiance, des décors et des costumes délirants.


Au-delà de son parti pris visuel radical, Phantom of the Paradise s’est aussi fait un nom pour sa splendide bande-originale, intemporelle, qui magnifie chaque scène tout en se prêtant à l’écoute indépendante. Un mélange difficile à cerner, entre chansons de « boys band » façon Grease, solos de guitare dignes de Pink Floyd, dissonances évoquant les Doors ou encore voix et maquillages en hommage à Kiss. Composée par Paul Williams (qui est aussi l’acteur incarnant Swan), la musique intrigue par ses sonorités électriques presque psychédéliques, et envoûte par ses grandes envolées au piano qui donnent encore plus de relief à la folie des personnages.


Par ailleurs, De Palma déploie un arsenal de techniques cinématographiques impressionnant, dont l’originalité deviendra sa marque de fabrique : passages en vue subjective, split-screen pour suivre deux points de vue simultanés (déjà expérimenté dans Sœurs de Sang), et bien d’autres. S’il fallait retenir une scène cristallisant tout le génie du réalisateur, ce serait l’arrivée dans le « Paradise » de Winslow, à peine devenu « le fantôme » : en vue à la première personne, le personnage campé par l’incroyable William Finley monte lentement les marches de l’escalier, tel un Nosferatu moderne, devant les regards horrifiés face caméra des gens qu’il croise. En une poignée de secondes, nous sommes identifiés, nous spectateurs, à la monstruosité de Winslow. Nous sommes à la fois directement impliqués, étant placés au centre des regards, et mis à l’écart puisque nous sommes les seuls à encore ignorer ce qu’il y a de si repoussant dans l’apparence du personnage que nous incarnons.



« Welcome to the Machine »



Dans Phantom of the Paradise, la musique est partout : elle est le cœur même de l’œuvre. L’ouverture se fait sur un concert dont les paroles font écho à ce qui suivra, comme une prophétie : on parle d’un homme qui doit mourir pour être enfin reconnu et devenir célèbre. Le personnage principal, Winslow, est à la recherche d’un brin de reconnaissance : il ne gagnera en considération qu’une fois qu’il sera, en quelque sorte, « mort » en tant que personne et devenu monstre – ou fantôme. L’explosion finale, véritable ébullition esthétique et sonore forçant le respect, clôturera le film de la même manière : en une orgie musicale incontrôlable, dionysiaque.


Mais loin de ne rendre qu’un vain hommage à la musique, De Palma propose une critique acerbe du monde du show-biz et de l’industrie du disque. On parle de « mutiler la musique », pointant du doigt ces producteurs qui réarrangent ou modifient certaines compositions pour des raisons purement marketings et non plus artistiques ; tout comme les producteurs au cinéma peuvent mutiler les films des réalisateurs pour les faire correspondre à des cahiers des charges pré-formatés. La première fois que l’on découvre Swan, avatar de la décadence de cette industrie, c’est à nouveau en vue subjective : son associé lui fait part de ses complots en le regardant dans les yeux, donc en nous regardant dans les yeux, à travers la caméra. Là encore le message est clair : c’est à nous que s’adresse le film, nous derrière notre écran, nous les consommateurs qui entretenons ce mode de fonctionnement pervers.


« Tout ce que je veux, c’est ta voix », confesse Swan à Phoenix (la ravissante Jessica Harper) : les personnes sont négligées, réduites à leur talent de compositeur ou de chanteur, au service d’un business qui ne laisse plus aucune place à « l’humain ». La longue file d’attente de femmes répétant dans l’escalier, en espérant être choisies par Swan, en est le parfait exemple. Toutes identiques et uniformisées, sans s’écouter, elles tentent de chanter plus fort que celle d’à côté : l’industrie musicale est comme une jungle où il faut crier plus fort que son voisin pour survivre, voire être, avec un peu de chance, remarqué.


Néanmoins, l’autre versant du monde de la musique est également égratigné, à savoir les fans. On découvre une foule en délire qui s’apparente davantage à une horde de zombies, un public qui a faim de toujours plus de show, de démesure ; des groupies hystériques capables d’applaudir un meurtre en plein concert sans même s’en rendre compte, réduits à l’état d’animaux sauvages qui déambulent dans ce qu’on appelle, bien ironiquement, « la fosse » – mot en lui-même déshumanisant mais qui porte bien son nom.



Faust a rendez-vous avec Kafka



L’autre grande thématique de Phantom of the Paradise concerne la question de l’identité, de l’aliénation, du double. Ce sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de De Palma, qui s’appuie ici sur l’histoire de Faust pour les traiter. Faust est un personnage bien connu de la littérature, qui a vendu son âme au diable en échange de puissance et de pouvoir, ainsi que de jeunesse éternelle. Ici le « pacte faustien » est double : Winslow vend son âme et son humanité à Swan contre un peu de reconnaissance, et Swan lui-même pactise avec son double maléfique afin de rester jeune pour toujours (symbolisant le désir des grandes figures du show-biz de préserver coûte que coûte une image parfaite).


Les noms des personnages sont loin d’être dus au hasard : « Swan » prophétise son propre « chant du cygne » ; « Phantom » symbolise l’artiste dont l’ombre plane toujours au-dessus de son œuvre, et que l’œuvre hante en retour ; « Phoenix » représente l’espoir rédempteur pour Winslow, qui voit à travers elle sa propre renaissance. En effet, lorsque Winslow se fait voler ses partitions, la dépossession de l’œuvre entraîne une forme de dépossession de soi, d’aliénation, comme si une partie de lui-même s’en était allée. Cela pose la question du rapport qu’un artiste entretient avec son œuvre, qui n’est plus qu’un rapport de propriété ; or le lien entre propriété et identité est parfois étroit. Un contrat, une signature sur un bout de papier suffisent à vous donner ou vous retirer toute légitimité vis à vis de votre création. Et de cette injustice naît un mal-être : de cette expropriation naît une aliénation.


Et en ce sens, il y a dans Phantom of the Paradise une vision très kafkaïenne de la bureaucratie et de l’administration, vues comme incompréhensibles et aliénantes. D’une certaine manière, le « Paradise » n’est autre que le « Château » de Kafka : les portes des puissants sont closes, on ne peut accéder à des rapports humains que sur rendez-vous, mais dont l’obtention est rendue plus ou moins volontairement impossible. On est rabaissé au pied de l’échelle hiérarchique sans aucun pouvoir, faisant par opposition de ces hommes « d’en-haut » des sortes d’entités impersonnelles et abstraites. À ce terrible tableau dressé par De Palma, on pourrait ajouter la corruption, la manipulation de la presse et de l’opinion publique, les contrats interminables que personne ne lit et auxquels on peut faire dire n’importe quoi pour tromper les plus naïfs, etc. De quoi devenir fou, c’est certain.



« Ce film est l’histoire de cette quête de cette musique, de l’homme qui la créa, de la fille qui la chanta, du monstre qui la vola ».



Voilà comment Phantom of the Paradise se résume lui-même. Et pourtant, d’un scénario de départ aussi simple, Brian de Palma parvient à accoucher d’une œuvre d’une richesse inépuisable. Souvent qualifié de film-passerelle, cet ovni cinématographique a autant de quoi fasciner que rebuter, par la radicalité de ses choix esthétiques, par l’extravagance de ses personnages, par le kitsch un peu dépassé mais qui donne un charme inexplicable à l’ensemble, ou encore par ses thématiques sujettes aux multiples interprétations. Si tout n’est pas parfait dans Phantom of the Paradise, force est de constater que la genèse d’une telle œuvre aura marqué, en même temps, l’émergence d’un immense réalisateur qui donnera naissance à de nombreux autres chefs-d’œuvre, et dont le « Paradise » n’était finalement qu’un premier théâtre pour mettre en scène son talent.


[Article à retrouver sur CineSeries-Mag]

Créée

le 6 juin 2018

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Jules

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