Un drôle de chemin : du nihilisme à l'amour

Spoil tout le long :


Je l'ai revu il y a peu, et je le considérais juste comme un bon Bresson, mais en réalité, c'est un grand Bresson. Pas celui que je préfère, mais il y a pleins d'éléments de mise en scène assez géniales et savoureux, et surtout c'est un film d'une très grande philosophie !


Il s'agit d'une adaptation de l'immense Crime et châtiments de Dostoïevski. D'ailleurs, Bresson affectionne particulièrement Dostoïevski (et il a bien raison), puisqu'il l'a adapté trois fois à l'écran, me semble-t-il. Mais ses adaptations ne sont pas forcément fidèles. Comme disait un journaliste des Cahiers du Cinéma (dont j'ai oublié le nom, c'était une vieille édition des années 60), "une adaptation fidèle est un trahison". Car à quoi bon adapter à la lettre une oeuvre ? Au contraire, une bonne adaptation se doit de prendre de la liberté par rapport à l'oeuvre originale, proposer autre chose, et parfois, s'éloigner du fond, ce que fait un peu Bresson par moment.


Le premier éloignement par rapport au bouquin est évident : le meurtre est transformé en vol. Cependant, le fond du personnage, Michel, se rapproche beaucoup de celui de Rodia, mais actualisé par rapport à la pensée du XXe siècle. Quand Dostoïevski écrit son oeuvre, Nietzsche n'avait pas encore écrit ses oeuvres ; quand Bresson sort son film, les débats sur le nihilisme étaient importants, les Camus, Sartre, Nietzsche, Céline, etc... ont déjà publié. Bresson s'inscrit dans des débats importants dans le monde de la philosophie contrairement à Dostoïevski qui innovait beaucoup plus. Mais tout le fond du personnage rejoint Rodia ; peut-on excuser le mal ? Mais surtout, la loi est-elle véritablement juste ? Un homme extraordinaire (car oui, il y en a, l'égalité est le pire mensonge de l'humanité (oui je suis nietzschéen), et elle est encore moins possible si on la mêle à la liberté...) pourrait-il passer au-dessus des lois ? La différence, cependant, c'est que Michel a pleinement conscience de ses crimes, là où Rodia tombe dans une véritable folie (et même si Michel a plusieurs fois été à la frontière, il n'est jamais vraiment tombé dans cette folie).


J'adore la manière dont Bresson sublime le crime. Pour Michel, le vol, c'est un art. Et Bresson, peu friand de musique dans ses films, l'utilise ici à bon escient, avec une sorte de symphonie au moment où le mentor de Michel lui apprend toute l'agilité et la malice d'un grand pickpocket, c'est assez magnifique, cette symphonie élève le vol au rang d'acte génial. Michel est un nihiliste mais pas convaincu ; il ne croit en rien, mais a paradoxalement besoin de croire en quelque chose. En érigeant le vol si haut, il croit enfin en quelque chose.


Le nihilisme de Michel vient véritablement d'un malaise civilisationnel, d'un isolement social. Pickpocket a du beaucoup influencer Antonioni pour sa tétralogie du malaise, notamment pour L'Éclipse , qui s'inspire de la même austérité pour exposer le malaise social. Il Posto est un très grand film montrant aussi à quel point il est horrible de ne pas se sentir à sa place. Car Michel ne se sent jamais à sa place dans le monde, un monde sur lequel l'urbain a pris le-dessus. Et là, Bresson, petit virtuose du cinéma, applique à la lettre ses règles de son Cinématographe (qu'il oppose sans cesse au Cinéma, avec pour ambition de faire du cinéma un art à part entière, qui s'affranchit des autres arts et donc de la littérature (dialogues, les films de Bresson sont peu dialogués généralement), de la musique, du théâtre (d'où le jeu d'acteur particulier, mais ne pas oublier que ce ne sont pas des acteurs mais des modèles aux yeux de Bresson), etc...). Bresson disait : "L'oeil (généralement) superficiel ; l'oreille profonde et inventive." Dans la première partie du film, le son prend beaucoup plus de place que l'image. Dans toutes ces scènes dans le métro, le son est augmenté, on entend beaucoup plus les bruits de la ville que Michel lui-même, preuve qu'il est écrasé par une masse... une masse qu'il hait et méprise tant ! A un moment, Bresson filme en gros plan un homme complètement hypnotisé par le journal qu'il lit. Si cette scène sert la narration, car il s'agit en vérité d'une cible de Michel, elle sert aussi le propos : comme le disait Hegel, le journal est devenu au XIXe siècle "la prière du matin de l'homme occidental." Bresson ne cesse de nous montrer un monde qui ne vit pas ; l'urbain vit, mais pas les hommes qui la composent.


La narration est assez parfaite aussi, et encore une fois Bresson prend des libertés par rapport à Dostoïevski. Le rôle de l'enquêteur est différent ; Porphyre était comme Rodia un être malicieux, doté d'une grande bonhomie et d'une ironie terrible. Ici, le commissaire est plus étrange ; ce face-à-face entre Michel et le commissaire est assez impressionnant, la tension est énorme, les plans de Bresson inventifs, et le monologue du commissaire, assez glaçant. Tel l'oracle de Delphes, il prédit à Michel son avenir, qu'il va vouloir chasser. Mais le destin est toujours plus fort que nous !


Petit-à-petit, Michel se rend compte que le monde qu'il souhaite est impossible. Il n'y a pas assez d'êtres extraordinaires, lui-même ne l'est peut-être pas. Le face-à-face avec Jeanne est incroyable, elle est une grande croyante, elle essaie de ramener Michel vers un autre chemin plus salvateur que le sien. Mais Michel refuse de reconnaître que Dieu puisse être la mesure de toute chose. Cependant, son idéalisme est remis en cause ; ce monde nietzschéen, ce monde de la volonté de puissance peut parfois tout simplement mené au darwinisme social... A Hitler... Mais reste que Michel a besoin de croire. Mieux vaut croire en une cause perdue ou douteuse, ou ne pas croire du tout ? Grande question...


Cette fin est sublime, à en pleurer... Ce drôle de chemin a permis à Michel de se rendre compte que c'est peut-être l'amour qui le rendra libre, et que c'est en ça, peut-être, qu'il peut croire. C'est un fin assez optimiste, qui rejoint quelque peu l'oeuvre de Dostoïevski (bien que Rodia ne semble jamais renier ses idées contrairement à Michel). Le monde est déjà condamné pour Michel ; la beauté ne sauvera pas le monde, et l'amour encore moins. Mais le sien, son monde par contre, oui, il peut être sauvé. On ne peut plus sauver le monde, l'instinct grégaire, pour parler en terme nietzschéen, a pris le dessus sur la réflexion, l'individualisme a détruit l'individualité... Mais on peut sauver son propre monde (est-ce égoïste ? sûrement...). Et rien de tel que l'amour pour sauver son monde.


Trouvons, nous aussi, notre drôle de chemin qui nous mènera à une beauté qui nous sauvera, nous. Michel, nihiliste par isolement social, s'est transformé, et croit désormais ; il croit en l'amour. Bresson nous montre simplement à quel point l'amour est salvateur..

Reymisteriod2
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le 15 mars 2019

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Reymisteriod2

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