Pieles
6.3
Pieles

Film de Eduardo Casanova (2017)

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Les ultra-moches pleurent aussi

Après huit-courts métrages exaltant la difformité, Eduardo Casanova passe au niveau supérieur avec Pieles (ou Skins – lancé le 1er avril 2017 sur Netflix, passé en festivals depuis février, sorti en Espagne le 9 juin). Ce créateur espagnol s'est d'abord fait connaître nationalement grâce à son rôle dans la sitcom Aida ; il s'est ensuite affirmé en héritier de John Waters (le dresseur de Divine, qui en a fait une desesperate housewive dans Polyester). Pieles est un nouvel hommage à 'la beauté cachée des laids', à condition qu'ils soient des monstres. Son style graphique en atteste – rococo moche mais 'léché'.


Le bestiaire à l'ordre du jour n'est pas tout à fait neuf, l'abomination principale étant déjà l’héroïne d'Eat my shit – petit film repris dans celui-ci, sans sa fin scato. Son affection rappelle le syndrome de polarité torsonique mis en avant dans l'un des plus potaches des South Park. Les autres sont moins invraisemblables, même lorsqu'ils sont grotesques et spectaculaires, comme peut l'être la neurofibromatose ou le syndrome de Protée (pathologie dont souffrait Joseph Merrick, le modèle d'Elephant Man). La fille sans yeux fait exception, mais a aussi une longueur d'avance sur ses camarades pour se faire aimer (défi et rêverie fondamentale de ces freaks) ; le reste de son corps étant 'parfait', avec en bonus un caractère enlaidi au minimum sinon pas du tout par l'aigreur et le désespoir. Sa malformation existe pourtant elle aussi dans le monde réel, c'est l'anophtalmie. S'il faut nourrir les fantasmes des pervers c'est avec cette recrue que Casanova touchera le plus facilement au but, ironiquement avec le minimum de dégueulasserie ou d'indélicatesse – quant à Jon Kortajanera, mannequin et égérie de Tom Ford (apparu dans A Single Man), il n'est pas reconnaissable sous son maquillage de grand brûlé, mais à certains cela pourrait suffire.


Les difformes pourront se sentir offensés mais ils ont aussi trouvé un ami, déclaratif au moins, passionné voire obsédé vu l'ensemble de ses productions (films, images, bibelots). Comme à son habitude Casanova est provocateur, se réjouit des anormalités, déviances, raffole de situations intenables (sexualité hideuse et parfois insolite – ou perversions plus (le père de Christian) ou moins rebattues, quoiqu'en évitant le catalogue) ; aujourd'hui il laisse aussi aller l'envers moins sombre et furieux de son émotivité, magnifie les créatures, semble prêt à venir à leur chevet pour les consoler (les moments d'emphase et de pitié sont plus éloquents avec la fille aux diamants et l'anus parlant). Le goût pour le malaise renvoie à beaucoup de films plus posés et cru(el)s (comme les Paradis d'Ulrich Seidl), sans que Pieles soit mesquin avec ses sujets. À l'opposé de ces boucheries naturalistes et misanthropes, Pieles embrasse l'aberrant, se revendique extravagant – tout en gardant une séparation totale.


Sa fantaisie croise rarement celles des personnages – sauf dans le cas de Christian, l'accidenté volontaire (victime consentante de dysmorphophobie) dans lequel se projette probablement le réalisateur. Les outrances et la radicalité esthétique suffisent à rendre la séance percutante jusqu'au-bout ; heureusement car le spectacle est très décousu – c'est souvent par là que les initiatives loufoques pêchent et amènent à lâcher, mais cette fois le scénario est carrément bâclé. C'est à un assemblage d'exploits finis plutôt qu'à une construction spéciale qu'il faut s'attendre. Vient l'impression d'assister à du Solondz 'Barbie' dévoré par l'envie et l'intérêt sincère, sans avoir trop conscience de ce qu'il manipule. La profondeur demanderait plus de temps, les traces de sensibilité restent – et certaines images poursuivent un peu, pour les raisons primaires (balancées à l'affiche) mais aussi, peut-être, à cause de ces éclats sentimentaux atténuant les miasmes cyniques. Cet essai déjanté vaut évidemment le double d'un Feed.


https://zogarok.wordpress.com/2017/06/18/pieles-casanova/

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le 14 juin 2017

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Zogarok

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