Le film est le prélude de la révolte qui sourdait dans la France d'alors. Dans la filmographie de Godard, il s'agit d'un point d'acmé en quelque sorte, celui de l'esprit de la Nouvelle Vague qui a anticipé et peut-être même participé de la transformation sociale française. Ici, Godard est radical, dans la forme et dans le fond, avec un road-movie tragi-comique, sans queue ni tête, empli d'absurde et de scènes de genres foutraques.
Heureusement que j’aime pas les épinards, sans ça j’en mangerais, or je peux pas les supporter. Ben avec toi c’est pareil, sauf que c’est le contraire.
L'apogée de ce film est évidemment Pierrot, dont ce n'est pas le vrai nom, ce qui occasionne un comique de répétition puisque tout le monde l'appelle ainsi alors qu'il se prénomme Ferdinand, qui se peint le visage de peinture bleue avant de s'envelopper de bâtons dynamites si grands qu'ils en sont cartoonesques qu'il allume trop vite, par mégarde. Le mot cartoon est à dessein, puisque ce personnage trimballe avec lui des bandes dessinées, comme l'enfant trouverait en ces pages quelques méfaits à accomplir.
Godard décloisonne et déconstruit, en soixante-huitard, en socialiste. Il crée des ponts entre les arts et la politique, citant de Staël dont il reprend les motifs, utilisant la bande-dessinée, évoquant le cinéma, Baudelaire, Céline, faisant aussi de la comédie musicale, du road-movie, du policier... Il ne s'embarrasse plus des codes, il les balance par la fenêtre. Son film est le pendant de ses personnages anarchistes et libertaires. Le fond et la forme ne font qu'un.
Bien entendu, il poursuit son oscillation entre le tragique et le comique, le comique lorsqu'il filme une scène de vie de couple ordinaire au milieu de munitions et de kalachnikovs, de drame lorsqu'il évoque, frontalement, un suicide pathétique. La politique, présente, rappelle le contexte récent et douloureux de la guerre d'Algérie et le chapitrage et des lettres, narrés par le couple, permet à la fois de briser le quatrième mur et de distiller une douloureuse ironie, chère à Godard, sans oublier, par petites touches des réflexions, des méditations.
Mais c'est assurément Anna Karina qui sort du lot, tueuse impitoyable, amante insaisissable, que Pierrot se met à suivre du jour au lendemain, dans une folie exubérante. On sait que la finalité de ce voyage n'est que la mort, annoncée, dès le début et dès lors on comprend le sens du film : l'important c'est le voyage. "Il faut tenter de vivre", aurait-dit Paul Valéry car dans l'implacable monde consumériste que critique vertement le réalisateur (énonçant qu'on est passé de l'ère des statues antiques à celui du cul) il ne peut y avoir que la révolte, sous toutes ses formes, la plus pacifiste, la plus violente. Mais Godard le fait avec poésie, au bord de la Méditerranée, sous le soleil, respectant les codes de la tragédie antique dont il revendique une drôle de filiation avec son époque.
Il y avait la civilisation athénienne, il y a eu la Renaissance, et maintenant on entre dans la civilisation du cul.
Il manque surement un cadre à ce film de déroute, une pointe d'émotion qui demeurait dans Le Mépris avec Bardot et son thème musical. Ici, l'expérience est plus radicale et c'est sûrement là que Godard divise. Une chose est sûre : Godard c'est le faiseur de la Nouvelle Vague comme Doisnel chez Truffaut l'incarne, et la Nouvelle Vague n'est que la traduction cinématographique de Mai 68, c'est à dire d'un renouveau social.
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