Voici en quelques semaines deux preuves irréfutables d'un cinéma russe en pleine renaissance, s'ancrant dans la réalité la plus glauque et accablante, décrivant une société en déréliction dont les membres semblent avoir régressé et être revenus à un stade primitif et animal. Il y a peu Alexeï Zviaguintsev nous avait fortement ébranlés avec Elena, le portrait d'une femme face à un cruel dilemme. Aujourd'hui c'est Angelina Nikonova qui est aux commandes du deuxième grand choc venu de l'Est.

Dans Portrait au crépuscule, une femme est, une fois encore, au cœur de la narration. Marina la trentaine est une psychologue pour enfants, à la vie plutôt confortable. Une journée pas comme les autres, succession d'incidents et de contretemps qui mènent au pire, se révèle décisive dans l'existence de Marina qui bascule. Comment ne pas faire siennes les questions de Marina, entourée d'un mari veule et soumis et d'amis hypocrites, exerçant un métier qui ne lui procure plus aucune satisfaction, acculée à l'absence de pitié et de la moindre sympathie pour les cas qu'elle doit résoudre. Désenchantée et lucide, Marina attend peut-être l'élément déclencheur qui viendra mettre un terme ou provoquer au moins un bouleversement dans une vie morne et sans surprises. Un élément inattendu et traumatique dont les effets seront d'autant plus dévastateurs.

Marina est une femme à la dérive qui parait éprouver un plaisir masochiste à accuser son entourage et à mettre en pratique sa propre déchéance, ponctuée par la violence et la dégradation. Difficile de ne pas voir dans la jeune héroïne une métaphore de la société russe contemporaine, règne de la violence et des dérèglements en tous genres – il est ici donné une piètre représentation des fonctionnaires de la police. Portrait au crépuscule, œuvre radicale et sans concessions, se révèle donc au final comme une expérience de cinéma, qui engendre une tension croissante dont nul ne peut prévoir à quoi elle aboutira. Quelques scènes du film, dont notamment la fête d'anniversaire, sont à proprement parler hallucinantes et leur grande force est de sans cesse réorienter la narration, d'être capable en deux, trois minutes d'inventer et de crédibiliser des histoires satellitaires (comme la famille au moment de l'embarquement à l'aéroport). La dépression existentielle dans laquelle s'englue Marina en fait une consœur des personnages du new yorkais John Cassavetes. On établit aisément des similitudes entre la formidable Olga Dihovichnaya, également scénariste, et la grande Gena Rowlands.

Néanmoins, Portrait au crépuscule se double d'un état des lieux, noir et terrifiant, d'un pays gangréné par la corruption et les abus de pouvoir. Sur ce fumier où prospèrent et survivent les sous-hommes nouveaux, ahuris de sauvagerie et abrutis d'alcool et de drogues, une femme conquiert sa liberté et son espace vital en se moquant des regards et des jugements. Angelina Nikonova ne veut surtout pas porter le moindre jugement moral, exigeant notre acceptation, sinon approbation, d'un comportement irrationnel. Mais qu'importe, on est face à un film monstrueux et subversif à tous les sens du terme. Et quand on ajoute qu'il s'agit d'un premier long-métrage, on n'est pas loin de penser qu'on touche quasiment au chef d'œuvre.
PatrickBraganti
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le 11 avr. 2012

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