C'est un film d'une grande qualité. J'ai trouvé la narration, la composition, la lumière, les costumes, le son, la musique, les dialogues, le jeu des actrices (bref tout) très travaillés.


Le film est une série de tableaux, les personnages semblent être peints, une attention particulière est apportée aux grains de peau, aux contrastes entre la clarté lumineuse de la chair et la profondeur des parties plus sombres (les sourcils, les cheveux, les yeux). Le jeu des regards est fin et l'on ne peut s'empêcher de penser aux échanges réciproques entre la muse et l'artiste, Eurydice et Orphée (1), Haenel et Sciamma... et le spectateur, public (presque voyeur) de ces compositions où se jouent les passions des âmes.


En effet, la progression est intense. Tant d'un point de vue narratif que sonore. Le récit enchâssé nous rappelle les œuvres littéraires de l'époque, où par ailleurs l'artiste pose. La narration débute alors, dans des décors hostiles et romantiques : dehors, le vent et la mer se déchainent et nos héroïnes paraissent être bien peu de choses face à ces éléments qui en plus d'occuper l'image, saturent la bande son et couvrent les voix (même dans la maison !). Puis, les personnages "s'apprivoisent" ; avec le départ de la mère, la liberté s'installe et les langues se délient, les regards s'assument, les mains se touchent. Les éléments extérieurs se taisent et l'on entend enfin les bruissements des robes, les souffles qui s'entremêlent (presque les battements du cœur ?), et la musique : le chant envoûtant des femmes sur la plage. Enfin, le retour au récit initial clôt le film avec des scènes aussi élancées que la vivacité des couleurs, la concentration du monde et l'explosion de la musique (enfin!) s'amassent dans les toiles.


C'est aussi (je ne vous apprends rien) un film féministe. Cela s'observe dans le film : par la peinture (dans les deux sens du terme) de la condition de la femme de l'époque, par ces nouveaux points de vue apportés au cinéma comme le décloisonnement des genres (cette pincée de fantastique qui traverse furtivement le film) ou l'exposition d'une sensualité nouvelle (et non sans effets) d'un rapport qui n'est pas centré sur l'homme... Mais cet engagement se démontre aussi bien dans la réalité tant par l'omniprésence des femmes sur le plateau comme derrière la caméra, que par le peu de moyens (je n'ai jamais vu un générique aussi court) qui va de paire avec la sobriété voulue (ou imposée ?) à Céline Sciamma. Les propos de Marguerite Duras (auteure-réalisatrice) à ce sujet :



Je pense que le cinéma des femmes fait partie du cinéma différent. Le cinéma différent est par définition, un cinéma politique. Les moyens financiers, à partir du chiffre, de l'argent dont on dispose, font que le film est politique.



Ainsi, à la fin du film, il nous reste, comme pour les deux héroïnes, des figures. Des représentations intemporelles qui sont ici réincarnées pour évoluer. En considérant le nom des personnages, comment ne pas penser à l'héroïne de La Vie de Marianne de Marivaux (jeune femme, idéal d'esprit et de raison au milieu d'une peinture réaliste de la vie du XVIIIe), à celle de Rousseau dans La nouvelle Héloïse (héroïne qui vivra la passion charnelle avec son amant Abélard avant que, tous deux résignés, ils ne gardent des liens indéfectibles au travers de la spiritualité) et même aux Malheurs de Sophie (2) de la Comtesse de Ségur ? Des femmes déjà dépeintes avec leur condition par des hommes, sont ici ramenées à la vie dans de vrais corps de femmes.


Bref, impossible de fuir et de ne pas faire une critique de ce film et il y aurait encore beaucoup à dire sur ce long-métrage (l'amour, le feu, le mouvement, le souvenir...).


Finalement, le seul bémol (à mon goût) est le choix d'Adèle Haenel pour incarner le rôle d'Héloïse, qui me paraît trop mature dans son jeu et son physique par rapport au personnage. Mais cela enlèverait ce pont entre fiction et réel...


Notes de bas de page artisanales :


(1) On peut aussi penser à Galatée et Pygmalion (bien que la Galatée du film s'émancipe et se métamorphose (3) )


(2) Ah oui, malgré les faits racontés, ce film contient aussi de l'humour et de la dérision !


(3) Les Métamorphoses d'Ovide, ce livre qui parle d'amour (et d'ailleurs des sublimations qu'il engendre lorsqu'on l'embrasse ou qu'on le fuit) et sur lequel Marianne peint son autoportrait.

clelioute69
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le 8 mai 2020

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