Comme si à 45 ans et après plus de 30 longs-métrages il ressentait le besoin de faire le point entre son œuvre passée et celle à venir, Ozu fait soudain appel à son vieux compagnon le scénariste Kogo Noda avec qui il n’a plus travaillé depuis 14 ans, mais qui co-signera les 13 dernières oeuvres à venir. Nouveau départ donc, mais dans la continuité – tendance éminemment japonaise que souligne élégamment le titre : un renouveau ne se comprend qu’au sein d’un cycle, l’inédit n’existant jamais, mais se révélant toujours en fin de compte un ancien recyclé. Bref, le thème récurent des films d’Ozu, qui saute cette fois-ci de l’inter-diégétique à l’extra-diégétique, et retour. Le cercle est parfait. Comme celui du visage, ou celui des yeux, ou celui de la bouche de Setsuko Hara, nouvelle venue (un peu de sang neuf !) dans la famille des comédiens ozuliens.


Cette obsession pour la forme circulaire qui hantera l’œuvre jusqu’à la fin est pour l’occasion remise à plat. Obstinément, les deux scénaristes s'imposent de partir du trait le plus simple, le plus pur pour commencer le tableau à venir, sur la toile à peine effacée de toutes les œuvres qui l'ont précédé. Une simple ligne de pinceau, noire sur fond blanc : le moins de personnages connexes, une famille réduite à un père veuf, sa soeur et sa fille, et une trame narrative d’une simplicité confondante : Noriko, en âge de se marier, renâcle car elle ne veut pas abandonner son père. Mais c’est comme ça qu'il faut faire. Alors elle le fait.


Trois fois rien donc, qu’Ozu va transformer en un tissu soyeux, chamarré, bruissant, qui change de couleur et de motif selon l’angle depuis lequel on le regarde. Charge anti-mariage, ou éloge de la tradition ? Plaidoyer féministe ou tragédie intime ? Portrait psychologique ou critique sociale ? Tout doucement, comme le flux et le reflux de la mer, Ozu au lieu de trancher traque, change de point de vue, attend (oh cette scène interminable et sublime dans le théâtre Nô, ou le drame se noue !). Par la grâce infinie de son toucher, la transparence de son regard, et son sens unique de l'ellipse, Ozu transcende ces péripéties infimes pour livrer une réflexion sereine mais poignante sur le Temps – qui nous porte, nous transforme, nous soutient et nous tue, et qui n'est peut-être en dernière instance que la forme impalpable de la transmission qui a lieu de génération en génération. Une réflexion sensorielle et sensuelle qu’il ne cessera d’approfondir pendant les treize années de cinéma qu’il lui reste à tricoter.

Chaiev
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le 6 avr. 2017

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