La critique, unanime et dithyrambique, avait raison sur un point : il faut aller voir Prisoners au moins une fois dans sa vie. Moins pour se régaler face à ce prétendu monument du thriller, que pour comprendre qu'il y a certaines limites à ne pas dépasser. Pas que le film soit "techniquement" mauvais, loin de là : sur la forme, il réussit à évoquer Fincher sans friser le ridicule, jouit d'une bonne ambiance et d'une esthétique léchée. Non, le souci, le vrai souci de Prisoners, c'est son contenu, son message, le fait qu'il se repose presque exclusivement sur une mécanique ouvertement tire-larmes et putassière digne des productions américaines les plus ringardes des années 80. Mais si, rappelez-vous, ces nanars puritains, sécuritaires et pro-famille comme il en tombait par douzaines sous Reagan et que Schwarzy lui-même a fini par renoncer à produire... Pour cerner la chose en 2013, il faut imaginer ce qui se serait passé si feu Tom Clancy et Marine Le Pen avaient décidé d'écrire le scénario d'un film ensemble. On y retrouve les grandes obsessions d'une certaine frange de la population de notre siècle : l'importance de l'union, de la famille, le devoir de protéger les siens face à un inconnu menaçant par sa seule différence. On comprend qu'une partie de la volonté de Villeneuve résidait, à la base, dans la dénonciation de l'individualisme et de la culture de caste qui régissent nos sociétés "épanouies" : dans Prisoners, il n'y a pas réellement de héros, tout au plus un amoncellement d'ordures aux préceptes moraux simplement nauséabonds, mais excusés par les circonstances. Précisément : là où ça coince, c'est quand l'entreprise échappe à son réalisateur et qu'on glisse de la dénonciation visée à la base, à une sorte d'apologie non assumée du repli sur soi, de la méfiance et de l'animalité de la famille - voire du groupe, en général.
La notion de famille est très importante dans le film de Villeneuve qui raconte donc, on le saura, les péripéties d'une petite tribu middle-class dont les deux jeunes filles ont été enlevées. On pourrait dire que la folie des personnages commence après la disparition des gamines, mais ce serait faux : dès le départ ceux-ci sont atteints d'une sorte de démence sans limites, exsudent une antipathie à peine voilée par certaines tentatives de remise au calme. Le personnage de Hugh Jackman est un salopiaud notoire, ce qui en soi ne serait pas un problème s'il était présenté comme tel. Or ici, on a affaire dès le départ à un homme qui, derrière une bonhomie et une droiture de façade (les plans le filmant cherchent sans arrêt à lui donner de la dignité, de la prestance, de l'humanité) se comporte comme une véritable ordure. On passera rapidement sur sa tendance chronique à en appeler à Dieu, à travers des chapelets, des prières ou des mains jointes ; on passera également sur sa devise, une petite phrase qui sera plusieurs fois assénée au cours du film avec angélisme et bravoure, témoignant son obession pour la sécurité à tout prix. Là où ça devient affreusement crétin, et moralement répréhensible, c'est lorsque Villeneuve l'absout, ce qui finit toujours par survenir : s'abaissant aux pires atrocités (la torture de l'handicapé interprété par Paul Dano est un grand moment de ridicule puant et racoleur), le père de famille verra ses obessions, sa folie, son repli sur soi récompensés par une sorte de happy end vaseux. Le reste de la tribu, on le verra, se composera d'une Maria Bello dans son rôle le moins nuancé, qui fait des mamours et veille sur ses enfants, ainsi qu'un grand frère ayant, littéralement, une tête de prédateur attardé, sorte de Channing Tatum discount écoutant religieusement les litanies catho-ronflantes de son paternel...
Mais ce sont des types bien, on vous dit ! Des types bien, amis avec des Noirs, qui ont eux aussi une famille normale, des enfants détestables (la cadette qui pique une crise sur fond de violons larmoyants parce que ses parents sont partis deux heures sans dire où ils allaient, l'horreur). Grand moment de rigolade : Terrence Howard, alter ego de Jackman, qui joue comme une patate et se fait le regretté complice, par un artifice scénaristique minable et bricolé, de la séance de torture mentionné plus haut. Certaines séquences sont si ouvertement vulgaires dans leur tentative de bousculer le spectateur ("vous avez vu, c'est affreux, hein ?") qu'on se demande fréquemment jusqu'où Villeneuve repoussera les limites : à peine l'une d'elles a été franchie qu'une autre est explosée avec un fracas insconscient. En parallèle de l'enquête du flic incarné par Gyllenhaal (seul personnage à peu près supportable du film, et, ô hasard : il n'a pas de famille), c'est toute une apologie qui est faite de la famille catho-prout-prout d'aujourd'hui, involontaire certes, mais rendue possible par cette glorification maladroite du personnage de Jackman qu'on aimerait écraser sous sa semelle.
Le point positif du film, c'est qu'il fait sans le vouloir une sorte d'état des lieux de notre société. Prisoners est fidèle à une certaine réalité où l'on encourage la méfiance, la vigilance face à tout et n'importe quoi. Ah bien sûr, parce qu'on ne l'a pas dit, non plus : comme si le tableau n'était pas déjà assez complet, dans Prisoners, il y a des handicapés qui se font maltraiter, mis au ban de la société non parce qu'ils sont dangereux, mais parce qu'ils sont différents. De manière générale, il y a carrément présomption de culpabilité pour chaque personnage ne s'étant pas fondu dans le moule, soit parce qu'il vit seul, soit parce qu'il boit, soit parce qu'il ne parle pas... Là encore, là où le film espérait interroger le spectateur sur son rapport à la différence, il ne réussit qu'à lui inculquer l'idée que tout ce qui ne fait pas comme à la télé est dangereux. Pas de surprise, les seuls personnages qui finissent bien ont une tête à sortir d'une série, et il ne manquerait plus qu'un placement produit pour un shampooing pour que le tableau soit complet. On nous signale dans l'oreillette que la fin est plus nuancée, tout de même : certes, mais ce serait oublier que l'essentiel de l'intrigue est bâti précisément dans le but qu'on regrette le sort réservé au fier chef de tribu qui s'est tant battu pour les siens. À la rigueur, la partie purement "enquête et suspense" tient à peu près la route, à défaut d'être extraordinairement bien foutue. Seulement, à un tel niveau de puanteur morale et idéologique, il est impossible de faire l'impasse sur un sous-texte incroyablement foireux, dont on se sent encore imprégné, pour ne pas dire sali, quelques heures après la fin de la projection.