Transversal par essence, discipline impure à la croisée des arts, le cinéma peut atteindre la grâce par sa pratique subtile du collage. Littéraire et visuel, ancré dans le monde contemporain tout en se plaçant hors du temps, Problemski Hôtel parvient à un état d'équilibre aussi rare que magique.


Documentariste et contributeur du programme Strip-tease, Manu Riche réalise son premier long métrage de fiction en adaptant avec Steve Hawes le récit éponyme de Dimitri Verhulst. Grand succès littéraire du début des années 2000, le texte naît d'une enquête menée par l'auteur sur un centre d'accueil et prend la forme d'un journal de bord tenu par un demandeur d'asile. Le scénario raccorde les billets fragmentés du roman et les inscrit dans une narration polyphonique apportant au sujet une densité supplémentaire : Problemski Hôtel se nourrit des contrastes et les amplifie par une exploration de l'absurde qui agit comme un révélateur.


Un centre d'accueil provisoire s'installe sur deux étages d'un immeuble bancaire désaffecté. Du toit-terrasse, Bruxelles se dessine en lignes graphiques et prend les allures grises de Gotham City. L'architecture fonctionnelle du bâtiment des années 70, presque brutaliste, offre ses vastes volumes vides à une réaffectation qui s'apparente à une installation artistique. Panoramiques et plans séquences s'approprient les lieux : les espaces communs et les zones privées contrastent avec le confinement des containers dans lesquels certains réfugiés viennent se cacher pour traverser la Manche. Les kilomètres parcourus éloignent des lointains pays dont il a fallu fuir, mais l'errance continue : désormais circonscrite aux plateaux presque déserts, elle passe de géographique à mentale. Hébergeant femmes, hommes et enfants dans un no man's land les soustrayant au monde, le camp d'hébergement a stoppé leur circulation mais pas leur existence.


« Ce n’est pas un film sur les réfugiés : c’est un film sur des gens qui attendent d’être à nouveau considérés comme les autres. » Manu Riche pose ainsi les bases d'un récit à hauteur d'homme qui navigue entre réalité et fiction. Numéros de dossiers et procédures interminables agissent contre des individus qui luttent pour demeurer de simples êtres humains. Chacun travaille à sa survie et, mi-abasourdi mi-actif, bataille contre lui-même et les constantes désillusions pour envisager un avenir qui aurait vaincu la fatalité. Intenses mais fragiles, les relations amicales, amoureuses ou sexuelles concourent elles aussi à maintenir en vie.


Le scénario transforme le narrateur du roman en réfugié amnésique : s'il parle plusieurs langues, Bipul ne sait pas d'où il vient et encore moins vers quelle destination il devrait partir. Tour à tour médiateur, traducteur et témoin, il transforme en pensées universelles les réflexions qui l'animent. Le plus souvent en retrait, s'adressant aux autres avec le même ton posé, il incarne une sorte d'ange protecteur à la présence rassurante. Ce calme presque irréel contraste avec la violence qui bouillonne en chacun. Enfouis mais revenant en cauchemars, présents sur un visage blessé, un corps enfanté par le viol, les traumatismes passés s'expriment à travers les coups de sang, les tentatives de suicide, les souvenirs d'une famille massacrée, les dessins d'un enfant, les rêves de fuite : Londres, la Légion Étrangère, un divorce, le mariage avec une citoyenne belge sonnent alors comme de possibles libérations.


L'écriture précise et l'élégante réalisation impriment une douceur constante. La théâtralisation du réel permet de n'agresser ni les personnages ni les spectateurs : le jeu qui se joue s'inscrit dans un registre intime avec une intense volonté de partage. Trouvant toujours la bonne distance, le film travaille les circulations et croise les destins en évitant l'hystérisation d'une réalité dont personne ne comprend plus le sens.


Cette dimension absurde s'exprime en gimmicks presque surréalistes qui apportent d'insolites déviations (un sapin découpé et promené d'étage en étage, le jogging d'une encadrante, la psychologue s'improvisant professeure de danse...) ; d'autres pauses scéniques, inserts visuels, plans silencieux ou musicaux ponctuent une narration dense, mais jamais pesante, jusqu'à une édifiante soirée de Noël. Alors que Problemski Hôtel évoque des histoires de vie terribles, impossibles, bouleversantes, le regard qu'il porte sur ses personnages sait manier l'ironie : quoi qu'il arrive, l'être humain n'oublie jamais d'être léger, drôle ou ridicule.


Si le cinéaste revendique les influences de deux films d'enfermement (et de subversion), Vol au-dessus d'un nid de coucou et M.A.S.H, son long métrage rappelle immanquablement le cinéma de Resnais, de manière immédiate dans son intégration du burlesque (le footballeur de Providence...) mais aussi et surtout dans le rapport qu'il crée entre les individus et l'espace. L'architecture, les volumes et les perspectives, parties intégrantes de la dramaturgie d'Hiroshima mon amour ou de Muriel ou le temps d'un retour, interagissent entre l'homme et l'histoire du monde. Il en va de même ici quand la caméra filme des lieux vides, le dehors lointain et le dedans démesuré (guichets de banque fermés, cloisonnements bricolés, hall immense, escalier monumental) et contribue par leur exclusion à l'isolement des individus.


Manu Riche a composé un casting qui permet à chaque comédien de nourrir son personnage de l'intérieur en ayant notamment des origines similaires. Il a confié le rôle de Bipul à Tarek Halaby, danseur né en Palestine puis exilé en Jordanie et à Dubaï avant de rejoindre Chicago. Le comédien et metteur en scène d'origine turque Gökhan Girginol interprète son ami Maqsoon et le lumineux personnage de Lidia revient à Evgenia Brendes qui a fait ses études au Conservatoire d'Anvers après avoir quitté le Kazakhstan. Autour d'eux, des dizaines d'acteurs composent une troupe dans laquelle chacun existe.


La maîtrise avec laquelle la réalisation épouse son sujet et travaille ses différentes tonalités donne à Problemski Hôtel une identité puissante. Évoquant un sujet grave et ô combien d'actualité avec une acuité rare, Manu Riche construit un œuvre vibrante et profondément poétique.

pierreAfeu
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2016 • Hors circuit et Les meilleurs films de 2017

Créée

le 18 oct. 2016

Critique lue 522 fois

3 j'aime

6 commentaires

pierreAfeu

Écrit par

Critique lue 522 fois

3
6

D'autres avis sur Problemski Hotel

Problemski Hotel
Lynch_Stanley
8

Critique de Problemski Hotel par Lynch_Stanley

Des réfugiés de divers pays en guerre se retrouvent dans un hôtel désaffecté Bruxellois dans l’attente de papiers et d’une terre d’asile. Filmé comme un documentaire, nous suivons le quotidien décalé...

le 9 juin 2023

Du même critique

Nocturama
pierreAfeu
4

The bling ring

La première partie est une chorégraphie muette, un ballet de croisements et de trajectoires, d'attentes, de placements. C'est brillant, habilement construit, presque abstrait. Puis les personnages se...

le 7 sept. 2016

51 j'aime

7

L'Inconnu du lac
pierreAfeu
9

Critique de L'Inconnu du lac par pierreAfeu

On mesure la richesse d'un film à sa manière de vivre en nous et d'y créer des résonances. D'apparence limpide, évident et simple comme la nature qui l'abrite, L'inconnu du lac se révèle beaucoup...

le 5 juin 2013

51 j'aime

16

La Crème de la crème
pierreAfeu
1

La gerbe de la gerbe

Le malaise est là dès les premières séquences. Et ce n'est pas parce que tous les personnages sont des connards. Ça, on le savait à l'avance. Des films sur des connards, on en a vus, des moyens, des...

le 14 avr. 2014

41 j'aime

21