Chez Depardon, la plongée dans le monde paysan est d’abord un besoin, un remède à ses propres regrets. Enfant, fils de paysan, il grandit les yeux grands ouverts dans une petite ferme du Rhône. Adulte, reporter, ses films et ses photographies lui font découvrir l’horizon et surtout les peuples qui y habitent. Une vie à capter la vie des autres, Tchèques, Tchadiens, Chiliens... En tournant autour du monde perpétuellement, il se rapproche en cercles concentriques de ses habitants. Mais la fin du voyage, pour Depardon, c'était filmer son père, ce qu'il n'a finalement jamais osé faire. Ce père n'est plus mais l'agriculture est toujours là, pour le moment. En 1999, Depardon part alors pour le plus grand voyage qui soit, vers ses souvenirs, vers la Terre des Paysans.


S’il suit les principes de l’étude ethnographique, c’est au moins autant par pudeur que par rigueur scientifique et cinématographique. Rappelons ces principes : L’étude du groupe social se fait in situ, dans un environnement non contrôlé par l’observateur. C’est bien souvent dans leur cuisine que les paysans accueillent la caméra. Ils acceptent que le spectateur s’installe à leur table, et partage leur café. Dans la séquence d'ouverture du premier opus, on sent que l'approche est difficile. Si Depardon n'est plus totalement un étranger, la caméra l'est encore, et pour Marcelle Brès et Raymond Privat, le moyen d'ouvrir progressivement leur intimité est de parler d'abord en occitan. Il n'y a pourtant ici point d'insistance mal placée de la part du cinéaste. S'il a visité les fermes de nombreuses fois avant d'oser placer une caméra dans la pièce, c'est d'abord pour être sur d'avoir la légitimité de filmer ces gens. C'est le deuxième principe qui s'illustre ici, le travail sur le temps long, sur cet ordinaire qui contient les événements en son sein. Le tournage des Profils Paysans s'étend ainsi sur 9 ans et trois films ("L’Approche", 2001; "Le Quotidien", 2005 ; "La Vie Moderne", 2008). Il dit « Je me méfie des clichés à propos de la ruralité : (…) fourches, cochons, tracteurs, coqs... »1 Il évite ainsi le regard citadin condescendant, et se place du côté de la parole des paysans, des « Profils » d'hommes et des femmes paysans. La caméra de Depardon, qui pratique la photographie du « temps mort » depuis le début de sa carrière, est une experte pour capturer les infimes détails (une larme, un regard quasi-aveugle, une mouche sur la manche que l'on a plus la force de chasser...) qui permettent de comprendre le sujet dans son ensemble. Il capte le cours des vies de ceux qu'il rencontre, annonçant en filigrane l'évolution globale de l'agriculture française : c’est le troisième principe, celui de l’étude inductive.


Évidemment, même dans ce cinéma qu'on étiquette « direct », on perçoit l'intervention du cinéaste sur le réel : les personnages sont souvent assis d'un même côté d'une table, et la cuisine se transforme ainsi en scène de théâtre, dans des séquences comme celle de la visite du marchand de bestiaux chez Paulette et Robert Maneval. Depardon, peut-être par hasard mais sûrement parce que sa carrière de photographe lui confère un sens du cadre d'une justesse rare, filme la scène de façon à ce que Paulette soit entièrement cachée par le corps de Robert, pendant de longues minutes. Les femmes rendues muettes, c'est une des constantes de la vie paysanne qui nous sont montrées ici sans emphase. Ce qu'on retient de l'expérience de visionnage des trois épisodes, une fois l'émotion passée, c'est l'évolution délicate de la démarche de Depardon, qui se retranscrit à l'image. Les moyens techniques employés évoluent, dans un parallélisme de la carrière de Depardon, du photographe au cinéaste : il y a de plus en plus de mouvements, et les plans sont de plus en plus longs, grâce à l'utilisation dans  "La Vie Moderne" d'une caméra 35mm unique au monde, l'Aaton Penelope pourvue d'un magasin de 8 minutes 402, qui produit des images en 2,39:1 d'une beauté stupéfiante. Elle magnifie les paysages traversés par la caméra lors des longs travelling embarqués qui illustrent le passage d'une ferme à l'autre. Au fil des années, Depardon se rapproche de plus en plus de ses sujets, et noue une relation unique avec eux, empreinte d'une grande admiration. Là où dans L'Approche, il se contentait de filmer les conversations des habitants entre eux, et de commenter en voix off ; dans les deux épisodes suivants, Depardon s'incarne dans l’œuvre par sa voix hors-cadre qui leur pose des questions, les poussant à libérer leur parole précieuse, captée par le micro attentif de Claudine Nougaret, inévitable complice de son mari sur ses tournages. Leurs mots sont rares mais chacun sera sensible à l'émotion qui se cache derrière ces morceaux de phrases bougonnées, jamais plus longues que nécessaire. Les refus et les réponses élusives construisent un imaginaire et des personnalités auxquelles on s'attache, souvent trop.


La trilogie est traversée par la mort, que ce soit celle des bêtes ou celle des hommes. Depardon observe la solitude ronger peu à peu la vie de ceux qui restent, à mesure que les fermes se vident. L'espoir vient des deux familles de jeunes agriculteurs, dont Amandine Valla, qui appartient à une toute autre génération de femmes, loin d'être réduite au silence par son mari. On aperçoit furtivement les mâchoires de la mondialisation qui tentent de briser les rêves de nature de ces jeunes repreneurs, qui mèneront la bataille seuls quand tous leurs anciens auront disparus. Demain, les nouveaux Profils paysans, par la prochaine génération d'ethnocinéastes ? Dans un plan final bouleversant, Depardon s'éloigne de sa position d'ethnographe et revient à l'essentiel : sa démarche artistique personnelle, son devoir de mémoire qu'il a accompli. La conclusion de l'étude, il nous laisse la formuler.


« Raymond Depardon — Qu'est ce que tu veux faire plus grand ?
Le fils : — Le métier de mon père.
Jean-François — Ça n'existera plus.
Nathalie — Ça sera différent. »

ÉIie
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le 18 avr. 2017

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