Pas facile de parler d'une oeuvre dont tant de cinéphiles ont déjà parlé. Je m'y essaie quand même (et là, si j'avais à disposition des smileys, je choisirais peut-être celui qui tire la langue).


Quai des Orfèvres est un des quatre ou cinq grands films d'un de nos tout meilleurs réalisateurs. Il n'est sans doute pas tout à fait à la hauteur du Corbeau ou des Diaboliques. N'empêche que plus de soixante-dix ans après sa sortie en salles, il reste un vrai plaisir à voir et à revoir.


1947 : quasiment une autre époque, qui nécessite, au démarrage du film, quelques minutes d'accommodation. Ce Paris de l'immédiat après guerre, que nous brosse Clouzot, un Paris pauvre, en habits de deuil (presque tous ses habitants sont vêtus de noir) et souffrant du froid en hiver, car pas de sous pour chauffer, est pour le moins sombre et dépaysant. Heureusement, le réalisateur réchauffe très vite l'atmosphère avec "le petit tralala" (cf. lien plus bas) de Jenny Lamour (alias Suzy Delair, alors la compagne de Clouzot), chanteuse de music-hall douée et coquine bien en chair, dont l'arrivisme que rien n'effraie (même pas un dîner-piège avec un vieil industriel riche et libidineux) va être à l'origine d'une cascade de catastrophes aux conséquences imprévisibles pour elle et ses proches : son compositeur de mari (Bernard Blier) qui l'accompagne au piano dans ses numéros de chant et qu'on découvre d'emblée soupçonneux, jaloux et colérique, ainsi que leur meilleure amie, Dora (Simone Renant), photographe d'art réservée et mutique, mais nourrissant une passion secrète pour la gouailleuse et pétulante Jenny.
Une astucieuse exposition de la situation nous introduit dans les méandres de l'intrigue avant même que celle-ci soit devenue policière, car le meurtre déclenchant l'intervention du quai des Orfèvres (autrement dit : de la préfecture de police qui y siège) n'est découvert qu'au bout d'une bonne demi-heure. Et là, on va de surprise en surprise, jusqu'à la fin du film et l'identification du meurtrier.


J'ai particulièrement apprécié la mise en place de l'intrigue, l'introduction inattendue, trompeuse ou subreptice des différents personnages devant jouer un rôle dans cette histoire. Et avec quels acteurs les personnifiant ! Le gratin des comédiens de ces années-là, superbement dirigés par Clouzot.


J'ai aussi beaucoup apprécié de partager pendant quelques angoissantes minutes les tourments, résolutions, ruses, peurs du malheureux personnage décidé à supprimer celui qu'il croit son rival, la façon dont il prépare son forfait, la terreur expressionniste (traduite par le jeu des ombres) qu'il éprouve quand il se faufile dans le domicile de celui qu'il veut révolvériser. C'est un sentiment étrange de se mettre, ne fut-ce que quelques instants, dans la peau d'un meurtrier en puissance.


Enfin quand l'intrigue est bien nouée et complètement embrouillée sans qu'on en ait pris conscience, brutale entrée en scène, ô combien remarquée, de celui qu'on avait fini par oublier, bien qu'il soit en tête d'affiche : l'inspecteur principal adjoint Antoine, alias Louis Jouvet. C'est un total changement de décor. Fini de rigoler pour les artistes. Pourtant, à le voir au saut du lit, il ne paie pas de mine, l'inspecteur Antoine, avec sa crotte de moustache sous le nez et ses vêtements étriqués... mais c'est un finaud qui connaît la nature humaine et à qui on ne la fait pas. D'autant qu'il est bien décidé à résoudre l'enquête confiée d'ici la Noël, car s'il est veuf, il lui reste, prunelle de ses yeux, un fils de dix, onze ans et il compte bien passer les fêtes tranquillement avec lui.
Le chat (aidé au besoin de toute la machine policière) se met donc en chasse et... panique chez les souris qui ont toutes quelque chose à se reprocher.


L'intrigue vaut ce qu'elle vaut ; pour ma part, je l'ai trouvée excellente (elle est adaptée d'un polar de l'écrivain belge Stanislas-André Steeman), retorse en diable, avec peut-être une petite faiblesse...


Si le meurtrier n'avait pas finalement "craqué" et reconnu son crime, il n'y avait quasiment rien contre lui : on pouvait l'accuser de vol, mais difficilement d'homicide. En tout cas à mon avis.


qui ne se remarque que subconsciemment. Donc, excellente intrigue. Découpée, dialoguée, mise en scène, filmée, réalisée avec un art exceptionnel. Magnifique travail sur l'image, le jeu des ombres et des lumières.


Et sensationnelles distribution et interprétation de :
- Louis Jouvet (sans doute son meilleur rôle),
- Suzy Delair, inoubliable "avec son petit tralala" : https://www.youtube.com/watch?v=Bwr_WZf9brs&list=PLTJ9T5VFOZ29mcKlr8sZLW2igiwWxJ2x7&index=8,
- Bernard Blier, intense et déchirant quand, questionné depuis des heures par la meute policière, il finit par perdre pied et crache sa vérité,
- Simone Renant, toute de mystère, de sang-froid et de classe : superbe ;
et puis Pierre Larquey, déjà vu dans Le Corbeau ; Charles Dullin dans le rôle du riche industriel amateur de chair fraîche, comédien alors célébrissime mais que je ne situe plus, sinon peut-être chez Marcel Carné ; Jeanne Fusier-Gir en ouvreuse & dame de vestiaires accessoirement auxiliaire de police ;
et encore, en personnages secondaires ou simples silhouettes : Blavette, René Blancard, Raymond Bussières, Robert Dalban, Paul Demange, Christian Marquand, etc. etc. et même Louis de Funès !


Depuis Le Corbeau (1943), Clouzot était interdit de tournage. Rentré en grâce quatre ans plus tard, il réussit, avec Quai des Orfèvres, un magistral retour sur les écrans, laissant ainsi entrevoir à tous ceux qui aiment le cinéma, qu'il a encore dans la manche pas mal de chefs d'oeuvre à venir.

Fleming
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mes 62 films français préférés et Les meilleurs films d'Henri-Georges Clouzot

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le 1 oct. 2020

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Fleming

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