Neuf ans après son Faucon maltais, considéré comme étant l’acte de naissance du film noir, et deux ans après Key Largo, John Huston s’essaie une troisième fois à un genre qu’il maîtrise, atteignant même un nouveau cap avec Quand la ville dort.


Une voiture de police patrouille dans une ville aux rues désertes, pendant qu’un homme se cache pour lui échapper, s’enfonçant dans des ruelles sombres. La ville est sous surveillance, et les âmes égarées se terrent. Les crimes ne cessent de se multiplier, assène le préfet de police à l’un de ses lieutenants, pendant qu’un criminel renommé a fini de purger sa peine et, à peine la liberté retrouvée, projette déjà de commettre un nouveau cambriolage, pour pouvoir atteindre la liberté, la vraie, comme il l’entend. Nous faisons peu à peu la rencontre des différents personnages autour desquels va tourner l’histoire de Quand la ville dort, des personnages souvent marginaux, dans une situation précaire, parfois à fleur de peau, parfois pathétiques. Des personnages tous touchés par le crime, dont les faiblesses vont peu à peu se dévoiler, pour mettre en lumière un monde impitoyable et désenchanté.


Quand la ville dort prend le temps de poser le décor. Présenter les différents protagonistes dans leur environnement avant de les associer permet de cerner les traits de caractère de chacun pour mieux saisir le rôle qu’ils auront par la suite. Le film tourne notamment autour du cambriolage échafaudé par le « Doc », élément central autant dans les enjeux développés par le film, que dans sa chronologie, celui-ci ayant lieu en plein milieu du métrage, au cours d’une scène d’une dizaine de minutes exposant avec minutie la mise en oeuvre d’un plan qui allait chambouler de nombreux destins.


Et comme tout bon film noir qui se respecte, Quand la ville dort expose un plan jugé infaillible, élaboré depuis longtemps, dont les failles vont peu à peu se montrer pour mener à l’inévitable échec. Dans Quand la ville dort, tout est en grande partie question d’environnement, pour montrer à quel point celui-ci a pu pervertir les esprits et mener des hommes et des femmes à céder à la tentation du crime, devenu un moyen de subsistance comme un autre, après l’échec du rêve américain. Le film nous montre ces ruelles désertes et délabrées, ces sous-sols reclus, ces appartements miteux, ce monde que l’on ne voit pas et que l’on ne montre pas d’ordinaire.


John Huston montre une ville ressemblant à un vaste purgatoire, comme une immense prison dont tout le monde ne rêve que de s’en enfuir. Là-bas, la peur règne face à l’escalade du crime, le dialogue a été rompu entre l’Etat et les institutions qui le représentent, et les citoyens, ou, au moins, une partie de la société. C’est un monde où l’on ne peut accorder sa confiance sans craindre un coup bas, où tout le monde ment, où même les policiers et les avocats sont véreux. Le crime touche tout le monde, comme le dit si bien le Doc : « One day or another, we all work for our vice. » , puis, d’une autre manière, Emmerich : « After all, crime is only… a left-handed form of human endeavor. »


Même des citoyens modestes se ruent dans les commissariats pour tenter d’empocher une récompense dans une scène ubuesque, presque parodique. Le crime est devenu un moyen de subsistance pour ceux qui n’ont pas eu de chance, et qui n’ont aujourd’hui plus d’autre choix que d’y recourir. Dix veut reprendre le ranch de sa famille dans le Kentucky, Louis veut subvenir aux besoins de sa femme et de son enfant, le Doc veut partir au Mexique… Chacun a ses rêves, et la société telle qu’elle est ne mène qu’à leur anéantissement. Gus résume la situation en une réplique : « What I carry on my back, I was born with it. » , il fait partie de ceux qui sont mis de côté d’emblée, et qui doivent lutter pour vivre et espérer.


A l’image de ce que John Huston montrait déjà dans Le Trésor de la Sierra Madre, les gens sont ici acculés par le manque d’argent, enivrés par l’idée de le posséder, et pervertis par son pouvoir. Quand la ville dort poursuit ces thématiques en cherchant à dresser un état des lieux d’une société malade, où rêver est permis, mais où leur réalisation semble impossible, à tel point que seule l’illégalité offre une voie possible pour y parvenir. C’est un film très sec, quasiment dépourvu de musique pour éviter tout effet dramatique exacerbé, laissant aux acteurs le soin de porter le film, jetant leurs personnages aux mains de la fatalité inévitable. La noirceur envahit et contamine le cadre et le récit pour lier ces âmes perdues dans un même destin, pour un discours vibrant, pessimiste et cynique sur la société américaine de l’époque.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 25 nov. 2020

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