À voir ou revoir aujourd’hui Quand Passent les Cigognes, on peut être légèrement irrité par un discours du don de soi à la collectivité qui emprunte tous les détours d'une rhétorique plus ou moins subtile pour venir redresser le drame individuel. Si l'on s'attache seulement à en lire le message politique, on peut aussi y déchiffrer un volontarisme sans nuances : d’une certaine manière, et bien que les complexités du cœur soient traduites sans être déformées par les besoins partisans, Mikhail Kalatozov reconduit une propagande bien-pensante qui invite à oublier les états d'âme et les intérêts personnels au profit d'un intérêt supérieur de l'Union soviétique. Dès le début, les figures d'amoureux s'inscrivent dans une architecture massive où leur liberté semble d'avance surveillée, et la mise en scène tout entière se déploie sous le signe de l'écrasement ou de la vision surplombante. C'est déjà le motif des cigognes, présage de bonheur qui reviendra comme un au-delà des souffrances égoïstes ; c'est l'insistance spectaculaire avec laquelle se découpent les traits de l'héroïne sur la toile de fond d'un malheur qui la cerne de toutes parts ; c'est enfin le mouvement de plongée qui permet in extremis de l'entraîner dans un élan populaire plus fort que la mort. Et pourtant même de tels reproches contiennent en eux-mêmes leurs propres contradictions. Les personnages ne sont pas de purs héros sous cellophane marxiste ; le cinéaste montre bel et bien qu’il existe dans son pays, comme dans tous les autres, des profiteurs du régime, des resquilleurs, des embusqués ; il refuse toute dimension désespérante ou morbide à sa symphonie de la tristesse, et il trouve une pleine puissance d’identification lors d’une conclusion qui atteint à l’universalité.


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Une fois les réserves (très relatives) formulées, il convient donc de souligner l’essentiel et de célébrer les grandes qualités de cette œuvre étendard du dégel khrouchtchévien. De façon révélatrice, son succès a largement dépassé les frontières de l'URSS. Son caractère édifiant n’a manifestement pas beaucoup heurté l'audience internationale. Au printemps 1958, c’est surtout le minois, la grâce, la vitalité d’une jeune fille russe aux yeux de gazelle, fraîche comme la source et ardente comme la braise, qui séduisirent les publics du monde entier : Tatiana Samoïlova, belle d’une beauté qui n’appartient qu’à elle, spontanée mais toujours adroite, sensible mais constamment retenue. Pendant une saison, les stars hollywoodiennes furent démodées par son jeu franc et rural. Elle doit peut-être beaucoup à Kalatozov, mais Kalatozov lui doit sans doute encore plus. Incontestablement, le film existe en dépit du discours idéologique qu'il véhicule, selon une logique du sous-texte visuel qui est celle-là même que poursuivait Serguei Eisenstein dans Ivan le Terrible. Contre tous les obstacles qu’impose l’Histoire et que verrouille la structure tragique du film, il reste une histoire d’amour fou dans la haute lignée de Tolstoï : c’est d’abord elle qui fascine, et l’ombre portée par la guerre ne fait que renouveler le vieil interdit qui éternisa la passion de Tristan et Iseult. À rebours de toute vraisemblance, cette Iseut moderne continue d'attendre un Tristan dont la mort n'est que trop certaine. Et par un merveilleux télescopage du temps, l'homme à l'instant de mourir assiste, dans un désordre de flous et de surimpressions, à un mariage qui n'aura pas lieu. L’art du réalisateur est ici de nous identifier à ses deux protagonistes, de nous faire partager leur folie et leur perception déformée de la réalité, d'où l'abondance des plans fragmentaires qui réduisent les comparses à n'être souvent qu'une paire de pieds, et qui contraignent l'héroïne elle-même, au moment où elle apprend la disparition de son bien-aimé, à ne plus voir que ses propres mains plongées dans la lessive. L'hallucination peut ainsi alterner avec la contemplation obsédée d'un détail, pourvu que dans tous les cas la perte amoureuse soit filmée de l'intérieur, avec une frénésie instable qui est comme le réflexe immédiat d'une caméra subjective.


Le meilleur de Quand Passent les Cigognes réside moins dans la politique que dans ce que celle-ci a rendu possible une désaffection des tabous sociaux, considérés naguère comme seule vérité avouable, au profit des humbles et pourtant impérieuses exigences de la vie familière et familiale. Dans ce contexte, le sacrifice des soldats change lui-même de sens : ce sont moins des héros anonymes qui meurent que des époux et des fils. Ce vol de cigognes (en réalité des grues) dont la pointe glisse lentement le long du ciel, on en suit au début et à la fin de la fiction la paisible progression. Il marque la prééminence des forces de la nature sur toutes les autres. Les guerres et les dictatures n'ont qu'un temps. Elles ne peuvent rien sur les saisons. Leur seule action contre l'amour réside dans la mort des amants, le véritable tragique des passions humaines venant d'une autre source, intérieure. Ainsi du contraste poignant entre Boris qui agonise dans un sordide marécage et les rêves radieux qui peuplent ses derniers moments. Le film de Kalatozov est un poème. Ses deux constantes sont les visages et le mouvement. Pas un plan fixe d'un bout à l'autre de l'ouvrage, qui dessine un tracé longitudinal, pareil à celui de la vague qui roule et qu'une autre vient emporter, tandis qu'une troisième s'apprête à prendre le relais des deux premières. Le fléau du conflit n'est jamais montré dans son essence. On en voit surtout les conséquences sur la conscience des êtres, leur esprit et leur comportement. Les combats eux-mêmes ne sont réduits qu'à une courte séquence : une poignée d'hommes, mal équipés, pataugent dans la boue des environs de Smolensk. Tout le récit est imprégné par le conflit "ambiant", depuis la grisaille volontaire de la photographie montrant les rues de Moscou anormalement vides, les pavés mouillés, les chevaux de frise aux carrefours, le demi-éclairage des maisons, jusqu'au déroulement du drame lui-même, dont les à-côtés favorisent des scènes d'une grande intensité (telle la panique morale qui submerge un hôpital surchargé).


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Ce qui fait d'ailleurs la beauté des deux grandes "périodes" lyriques du film (la séquence où Veronika remonte le courant de la foule pour essayer en vain de voir Boris avant son départ et celle où elle arpente en tous sens une autre foule pour retrouver un homme qui est maintenant mort), c'est bien l'angoisse d'un regard qui n'arrive plus à saisir l'autre, et pour lequel le monde entier n'est plus dès lors que morceaux épars, figures grotesques, faux-semblants... Dans les ruines de l'après-guerre et la grande désillusion de l'après-stalinisme, il y a là un retour du romantisme s'appuyant sur le sentiment d'une faillite collective, que peut seule transcender la lamentation individuelle. C’est que Veronika est une admirable héroïne de mélodrame. Pour elle, la guerre n'existe que médiatisée par les personnages qui lui sont proches. Elle est horrible parce qu'elle lui prend son amour. Si elle participe à l'effort social, c'est à travers son appartenance à une famille. Kalatozov sait faire lire dans son visage toute la sensualité d'un corps, et dans son regard, avant qu'il se noie de larmes, toute la décision d'un tempérament actif brisé par le malheur. Il est vrai qu’elle est dans l'ensemble le jouet des événements, y compris lorsqu'elle accède à la fin du film à une sorte de sérénité, en acceptant de distribuer son capital d'amour resté stérile à un peuple dans la joie de la paix gagnée collectivement. Mais tout en subissant les faits, elle leur imprime la marque de tout son être. Elle peut renoncer à tout, sauf à être ce qu'elle est. La séparation et le manque de nouvelles ne la transforment pas en pur esprit, pure mémoire absorbée par la fidélité. La peur qu'elle éprouve pour la vie de Boris ne la met pas à l'abri d'une peur personnelle intense et viscérale, qu'elle recherche d'ailleurs quand elle refuse de descendre dans l'abri lors du bombardement. Lorsqu’elle frappe Mark avant de lui abandonner brusquement son corps et son orgueil (en lieu et place du mélo banal qui aurait exigé un viol véritable), elle indique qu’elle est sensible aux émotions les plus fortes, et que l’angoisse ouvre la voie au désir. C'est cette scène qui donne toute son intensité réelle, crédible, à la passion folle qui continue de l'habiter au-delà même du trépas de celui qu'elle aime.


En opérant la synthèse de raffinements visuels alors délaissés, Kalatozov restaure les prestiges d'une recréation élégiaque. Aux artifices traditionnels de l'analogie romanesque, son découpage substitue volontiers la coupe franche. Il reprend un certain nombre de procédés du muet mais en les débarrassant de leur vocation signifiante, et visualise l’itinéraire intérieur de l’héroïne, ses obscurs méandres, en rappelant les ressources les plus diverses de l'écriture cinématographique. Cela passe essentiellement par un éclatant retour au "formalisme", tel qu'a dû le sacrifier la génération précédente : les contrastes rythmiques de la fin du muet alternent avec un usage théâtral, solennel, du plan-séquence et de la profondeur de champ. Le film est comme un vivant reproche à tout ce qui est gris, inexpressif, à tous ceux qui prennent pour du réalisme un angle "normal" de prise de vues ou la reproduction exacte d’un éclairage naturel. Le texte de l'amour devient un objet mystérieux, rendu inaccessible par l'enchaînement des malentendus, des rendez-vous manqués, des désirs égarés. Quand Passent les Cigognes affirme la puissance d’un cinéma épique mais humain, dont les prouesses techniques, le goût de l’ornement, les travellings acrobatiques, les contre-plongées vacillantes, le chatoiement du montage sont systématiquement employés à des fins dramatiques. La séquence finale, où Veronika distribue une à une les fleurs destinées à Boris, qu’envers et contre tout elle persiste à croire vivant, pourrait en être la clé. Elle mêle l’amertume des deuils irréparables et le sentiment si réconfortant de la vie, les blessures terribles de la guerre et la lumière de la tendresse et de l’espoir, la solitude éprouvée lorsqu’on a perdu ce qu’on aime et la présence chaleureuse, fraternelle, de ceux dont on est solidaire, les amis, les autres. C’est le triomphe de la bonne foi et de l’enthousiasme, l’affirmation d’une sincérité qui, tout au long du film, n’aura cessé d’émouvoir.


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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